Commenti disabilitati su La Concorde de Joachim de Flore ou l’annonce de la révolution émancipatrice par la liberté, l’égalité, l’amour, la tolérance et la paix, 14 août 2023.

1 ) Introduction

2 ) Le cœur battant conceptuel de la Concorde.

3 ) Résumé des 4 Livres de la Concorde.

3a ) Les niveaux analytiques et théoriques de la Concorde.

3b ) Père, Fils et Esprit Saint, servitude, discipline et liberté.

3c ) Le plan de la Concorde : Livres I, II, III et IV.

4 ) Conclusion

5 ) Notes

6 ) Illustrations : l’Arbre des 3 Âges (p 101), Les 3 Cercles avec les 3 cercles internes (p 131), La chaussée de marbre (p 157), Les ruines de Jure Vetere en mars 2014, Les 4 éléments.  

(Les traductions me sont dues)

« Le vin nouveau n’est pas fait pour être reçu dans de vieilles outres, et ceux qui voient l’ancien ne regardent pas volontiers le nouveau. » ( 85)

« … Il faut donc qu’au temps des lis, qui viennent après les roses, le gel et les pluies disparaissent…» (p 101)  (dans Sulla Vita e la Regoola di san Benedetto).

1 ) Introduction

Au mois d’avril 2022, le Centro Internazionale di Studi Gioachimiti, publia les 4 premiers livres de la Concorde de Joachim « l’abbé calabrais doté d’esprit prophétique » selon Dante. Cette œuvre, difficilement accessible en langues vernaculaires jusqu’ici, peut être considérée comme le Manifeste de l’Ordre de Flore annonçant la venue du 3ème Âge de l’émancipation humaine et, en tant que telle, elle eut et continuera à avoir une grande résonance à travers le monde malgré toutes les tentatives d’occultation par tous les cercles régressifs et exclusivistes dominants qui se déchaînèrent peu avant la mort de Joachim en mars 1202. On peut déplorer le fait que la publication du V Livre ait été reportée à plus tard. En fait, ce cinquième Livre contient les conclusions spirituelles, théoriques et pratiques des Livres précédents, tirées par Joachim lui-même. Espérons qu’il soit publié au plus tôt avec un Index et que la publication des Œuvres complètes de Joachim soit accompagnée par un volume à part contenant l’Index nominatif et thématique ainsi qu’une bibliographie à jour. Quoiqu’il en soit, on peut d’ores et déjà résumer la véritable révolution spirituelle, conceptuelle et historique contenue dans les quatre premiers livres. Elle annonce tout bonnement la révolution émancipatrice humaine conҫue comme résultat obligé du devenir humain et historique qui portera au développement de l’Humanisme républicain et laïque partout en Europe et en Occident, puis à la Révolution française et au devenir social annoncé par la Commune de Paris de 1871. (1)

Commençons par la révolution spirituelle-conceptuelle. Le fait que Joachim connaissait l’Apologie de Socrate, le Banquet et la République de Platon est attesté dans son œuvre à plusieurs reprises notamment lorsqu’il explique pourquoi le Christ but le calice jusqu’à la lie ou encore lorsqu’il critique le haut clergé, en particulier les moines mondains, qui d’une nature d’or, recherchant la lumière, se corrompent au point de devenir du plomb. Le projet pythagoricien de Joachim est double (2). Il s’agit d’établir le devenir trinitaire comme un véritable syllogisme de l’émancipation historique humaine, faire du « mystère trinitaire » la monade de ce développement, tout en reformulant la narration pythagoricienne-christique de son époque, déjà tombée dans de mauvaise mains, pour annoncer l’Âge de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité, de la tolérance et de la Paix, mais une paix réelle allant au-delà de la paix romaine. (« Ainsi, pendant toute la période durant laquelle régnèrent les rois et les empereurs francs, qui traitèrent avec une certaine bienveillance les successeurs de Pierre par rapport à d’autres époques, l’Eglise parvint à réaliser cette paix romaine longuement désirée …», p 267). C’est là le but de la Concorde.

Ce faisant, Joachim entreprend de réhabiliter et de reformuler l’esprit originel de la narration pythagoricienne-christique pour la remettre en phase avec les temps et avec sa finalité originale, soit l’Emancipation humaine. Il le fait avec le support de la Monarchie  normande puis de l’Empire souabe-normand ainsi que de trois papes successifs juste avant Innocent III qui inventa contre lui et contre l’Ordre de Flore, la première inquisition de fait.

L’entreprise est risquée puisqu’elle suppose une nouvelle grille de lecture des textes bibliques prenant le contrepied d’une hiérarchie ecclésiale mondaine et de plus en plus délégitimée. A plusieurs reprises, dès le Prologue, en s’appuyant notamment sur l’Apôtre universaliste Paul,  Joachim souligne qu’il s’adresse tout particulièrement aux « élus », en fait, à l’avant-garde des initiés pythagoriciens particulièrement présents parmi l’ordre monastique depuis ses débuts patriciens romains. Cet ordre monastique « latin » fut toujours attaché à la renaissance de l’empire romain-chrétien attribué à Constantin. Ce fut le cas pour Saint-Benoît, plus encore que pour Cassiodore ou Saint-Augustin et Saint-Grégoire. Mais pour Joachim, qui n’approuve pas les Croisades, le vrai temple c’est la conscience humaine, le vrai empire celui de la fraternité et de la paix. Il écrit : « Afin qu’il n’y ait pas de risque d’erreur dans ce que je viens de dire, afin qu’il ne reste pas dans l’Église du Christ un espace vide à la disposition de doctrines diverses et étrangères, afin d’avertir ceux qui errent dans les ténèbres et ignorent les ruses de Satan, afin d’éviter, autant que Dieu le permet, les inventions des faux prophètes qui, s’il était possible, égareraient même les élus, nous avons jugé bon de composer cet ouvrage à partir de l’histoire ancienne et de l’histoire nouvelle. Et après avoir soigneusement examiné les roues d’Ezéchiel, nous avons montré de façon convaincante combien est grande la concordance entre l’une et l’autre…» (p 33)

La référence à Ezéchiel n’est pas anodine pas plus que la place d’honneur donnée dans l’œuvre de l’abbé calabrais à l’Apôtre Jean l’Evangéliste. Nous montrerons plus bas que les roues d’Ezéchiel renvoient aux quatre Etoiles et constellations du Tétramorphe, le point « fixe » céleste, qui permit  le développement de l’astronomie antique et donc le contrôle du temps par le calendrier et les rituels qui lui étaient associés. Parmi ceux-ci, par le vouloir du pape Grégoire le Grand, la détermination de Noël au solstice d’hiver et de Pâque à l’équinoxe du printemps en lieu et place de la pâque juive qui suivit le calendrier lunaire. (Voir : « Notes sur Joachim de Flore pythagoricien, présentées à la conférence organisée par l’association culturelle Gunesh », le 27 août 2016, dans http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/ )

Avec l’offensive d’Innocent III contre l’œuvre de Joachim, l’Eglise se coupa de son origine scientifique pythagoricienne et initia son chemin de croix, de fer et de feu vers l’enfer du dogme narratif a-scientifique et de la régression exclusiviste et inégalitaire. Ses persécutions s’amplifièrent, par exemple contre les franciscains sociaux et autres joachimites, contre Galilée, Campanella (3) et Giordano Bruno, sans compter tous les réformateurs condamnés par l’Inquisition ou les Princes, dont Fra Dolcino et Thomas Müntzer, pour aboutir finalement à l’échec final de Vatican II, dont la tentative d’aggiornamento fut interrompue par Paul VI, par ses successeurs et leurs coteries exclusivistes. D’ailleurs, dès le Moyen-Âge, la démission en 1294 du bénédictin ermite Célestin V, que certains avaient salué comme « le pape angélique », qui advint moins de 6 mois après son élection, marqua un premier tournant dans cette dérive qui éloignera peu à peu les meilleurs esprits de l’Eglise. (v. https://fr.wikipedia.org/wiki/C%C3%A9lestin_V ) Dans sa Divina commedia, Dante le place d’ailleurs en enfer en condamnant son « Grand refus ». L’œuvre de Joachim permet de comprendre les raisons profondes de cet échec d’une institution ayant trahi sa vocation d’origine, celle du soutien de la dialectique de l’émancipation générale que Joachim avait décrit dans son Nouvel Ordre (monastique) social. (Voir, à ce sujet, mon commentaire au Tableau XII, dans l’article du 27 août 2016 cité plus haut.) Les Partis politiques pratiquant la démocratie interne – centralisme démocratique – pour défendre l’égalité, la liberté et la fraternité, par définition tolérante et anti-exclusiviste, ainsi que le développement de la sécurité collective, prirent naturellement le relais dans le rôle d’avant-garde pédagogique de masse.   

Et c’est pourquoi Joachim s’applique à dresser un historique raisonné du « Premier Testament » pouvant être mis en correspondance signifiante avec celui du « Second Testament ». Ceci est nécessaire pour mieux saisir la signification profonde du Troisième Âge, que Joachim est conscient d’annoncer. Le choix des termes « Premier » et « Second » testament est chargé de sens. C’est pourquoi Joachim avertit qu’il est inutile de vouloir prendre trop au sérieux le décompte des générations dans le Premier et le Second Testament, d’une part parce que les chroniques existantes permettant ces calculs sont lacunaires et qu’en suite, et surtout, la signification de cette chronologie approchée est et reste avant tout conceptuelle. Puisque le « mentir vrai » pythagoricien-christique (4) a été renversé par l’Eglise en un mentir vénal et mondain, un véritable « ignoble mensonge » prenant également la forme du quaternarisme de Pierre Lombard et d’autres théologiens et scholastiques, Joachim ne s’arrêtera pas aux narrations testamentaires. Puisque l’Ordre des moines est censé annoncer l’Âge du Saint Esprit, ou de la conscience humaine généralisée à toutes et tous, Joachim s’attachera également à établir ses concordances émancipatrices aux 7 Sceaux de l’Apocalypse, qui, bien entendu ont précédence sur la formulation augustinienne de la Cité de Dieu. Joachim, pythagoricien calabrais, sait que la Cité céleste n’est rien d’autre que le Tétramorphe qui permet de mettre de l’ordre dans le devenir astronomique si important pour l’évolution des civilisations, surtout lorsque celles-ci sont principalement fondées sur l’agriculture et l’élevage.  

2 ) Le cœur battant conceptuel de la Concorde.

Examinons cette révolution conceptuelle plus en détail. J’ai déjà démontré comment Joachim, logicien hors pair, fait de la Trinité chrétienne romaine un « syllogisme du devenir historique » (5) Les quatre premiers Livres de la Concorde nous permettent de montrer plus en détail cette conception proprement révolutionnaire, dans tous les sens du mot. Il s’agit bien d’un syllogisme de l’émancipation humaine dans l’Histoire et non d’un simple catéchisme du « salut » par l’obéissance à l’Eglise et à sa hiérarchie. De fait, nous sommes confrontés ici à la première formulation rigoureuse de la Dialectique d’ensemble (6) unissant les fondements offerts par la Nature pour ouvrir au développement historique et au rôle actif des Sujets collectifs et individuels dans ce devenir d’ensemble.

Dans ses œuvres majeures, La Concorde, Le Commentaire sur l’Apocalypse et Le Psaltérion à dix cordes, travaillées quoique non achevées en parallèle, Joachim prend bien soin de défendre la conception de la Trinité chrétienne romaine contre les versions erronées de Sibelius, d’Arien, des Grecs – Filioque – et contre la version quaternaire de Pierre Lombard. (7) Selon Joachim : « Sabelius voulait exposer cette problématique mais sa barque s’est échouée sur les écueils. Et Arien, en cherchant à éviter ce danger, finit dans la boue profonde. En fait Sabelius dit que Dieu est une seule personne, mais que par son vouloir il est maintenant le Père, maintenant le Fils, maintenant l’Esprit Saint. Arien, en désapprouvant ceci, dit que se son trois personnes, mais distinctes – et c’est un blasphème que de le prétendre – dans leur essence et leur majesté. » (Psaltérion, p 11) Quant aux Grecs le Père engendre seul tant le Fils que l’Esprit Saint, supprimant ainsi le devenir syllogistique trinitaire. Pierre Lombard soumettait la Trinité à l’intermédiation d’un 4ème pôle, la hiérarchie ecclésiale, avec le papa à sa tête, sans lequel aucun salut – dans l’au-delà ! – n’était possible. Hors de l’Eglise, la damnation universelle, ce qui est bien pratique pour contrôler les ouailles crédules …

Sa motivation logique-pythagoriciennes est identique à celle qu’il met dans son insistance à prévenir la falsification des nombres dans les textes anciens, dont la signification, qui peut parfois s’avérer mystérieuse compte tenu de la compréhension des textes, pourra s’éclairer plus tard. Ainsi lorsqu’il juge que le nombre d’années 70 ou 72 – captivité à Babylone, disciples que le Christ envoie prêcher de par le monde etc. – importe moins que leur signification conceptuelle et astronomique profonde malgré la fluctuation numérique.  Dans la Concorde il prend soin de distinguer entre sa conception trinitaire et celle des Grecs – Filioque. Dans le second cas, le Saint Esprit – ou conscience humaine achevée – procède toujours, comme le Fils, du Père. Pour Joachim, le Père est incréé, le Fils procède du Père et le Saint Esprit procède à la fois du Père et du Fils.

On comprend vite les raisons logiques et scientifiques de cette défense pointilleuse. L’Âge du Père, ce n’est pas uniquement celui de l’Autorité hiérarchique dans une société subordonnée et obéissante de « conjoints » – connugi – c’est aussi celui de la Nature, de la chaire et de l’animalité, par certains aspects effrayante car inconnue. L’Âge du Fils, c’est celui de la force de l’exemple, menant à une société de fidèles guidée par des institutions qui régulent l’autorité arbitraire. L’Àge du Saint Esprit c’est celui de la société des Egaux, libres et fraternels entre eux, celui de la Paix universelle, celle que la Pax romana n’a pas pu et ne peut plus rétablir en versant dans les prétentions temporelles de l’Eglise. (p 267) Henry Mottu n’avait pas tort en affirmant que l’abbé calabrais avait théorisé « la sécularisation de l’Esprit Saint » mais le message de Joachim va bien au-delà en établissant le devenir de l’émancipation individuelle et sociale de l’Humanité et en annonçant un Nouvel Ordre du Monde, et pas uniquement de l’Ordre monastique chargé de l’annonce. (8)

En possession de ce bagage conceptuel, Joachim se met en devoir de réinterpréter les Textes bibliques canoniques ainsi que le texte monastique de Saint Augustin, lequel sera à toute fin pratique remplacé par sa propre interprétation de l’Apocalypse de l’Apôtre Jean l’Evangéliste, qui deviendra ainsi la Figure tutélaire de l’Ordre de Flore fondé par Joachim pour annoncer la transition vers le Troisième Âge. Autrement dit, il se met en devoir, tout en recréant la narration pythagoricienne-christique mieux adaptée à la transition révolutionnaire qu’il annonce, d’opérationnaliser sa théorie. Il avait déjà salué le patricien romain, réformateur pythagoricien monastique, Saint Benoît, tout en reprenant à son compte son motto « Ora et labora » ; il invente désormais ce qui est bien une praxis – si, l’on veut, dans le sens gramscien du terme.

Ce faisant, il devient le premier inventeur moderne de ce que Giordano Bruno, lequel émulera en astronomie les concordes de Joachim, par ex dans son On composition (9), appellera la « monade », concept clé que reprendra par la suite Spinoza, toutefois en peinant pour montrer le passage de la natura naturans aux attributs de l’entendement humain. Ce concept dialectique révolutionnaire sera repris par Leibnitz, mais typiquement en le falsifiant –voir  La monadologie, texte écrit en français – puis, de même, par Hegel, mais il sera finalement totalement élucidé par la double dialectique de la Nature et de l’Histoire énoncée par Marx-Engels (et que j’ai débarrassée de plusieurs scories ajoutées par d’autres dans ma Dialectique d’ensemble, dont l’absurdité hégélienne de « l’unité des contraires » qui confond catégories distinctes et opposées et détruit ainsi toute conception scientifique de la dialectique ; cette théorie exposée dans mon Introduction méthodologique citée dans la Note 6 ci-dessous.)

Cette monade du devenir joachimite sous-tend tous les commentaires et les analyses de la Trinité de Joachim, ainsi que ses illustrations par les schémas des concordances et les 7 Sceaux, mais elle est également éclairée par une ingénieuse Figure proposée par Joachim lui-même avec un titre qui ne laisse aucun doute sur sa nature de soubassement conceptuel-théorique, à savoir « la chaussée – ou plancher – de marbre » (p 157).

Ainsi cette monade trinitaire joachimite se développe concrètement dans l’Histoire. Elle constitue ce que Vico dénommera ensuite l’Axe invariant autour duquel oscille le devenir historique humain. Cette tension trinitaire du devenir permet alors de définir la caractéristique principale des diverses Epoques humaines, qui varieront bien entendu du fait de la progression toujours plus accomplie de la Nature vers la socialisation, ou du Père vers la Conscience de plus en plus achevée ou Esprit Saint. Et c’est pourquoi Joachim peut également illustrer ce devenir historique par des Arbres figurant la concorde ou encore par une spirale ascendante, image qui sera reprise par Vico avec ses « ricorsi » et par Nietzsche et tous les réactionnaires avec leurs « retours ascendants », quoique typiquement à l’envers – voir la Figure « Mistero della chiesa », https://it.wikipedia.org/wiki/Liber_Figurarum .

Il en ira de même pour l’histoire des conflits humains, entre types d’individus, entre peuples – les Hébreux, puis les Chrétiens, les peuples antiques  – ou travaillant les Cités, c’est-à-dire les sociétés avec leurs conflits sociaux. Les Sceaux, ou conflits, se coloreront ensuite par une analyse très poussée du développent cognitif, à savoir les 7 Intelligences, qui ont toutes égale dignité entre elles et sont toutes également nécessaires à une société harmonieuse, mais dont la ou les dominantes seront marquées par l’Epoque dans laquelle elles s’expriment. Joachim a ainsi développé une véritable science cognitive ; dans un souci de concordance il reliera parfois les 7 intelligences aux 7 jours de la création, ou encore à Augustin. Mais se tenant loin de l’astrologie, il évitera les correspondances planétaires, disons alchimistes. Le souci de concordance le poussera en revanche à spécifier d’avantage sa théorie scientifique ; en effet, dans son optique pythagoricienne, et bien avant Bernardino Telesio qui redonna le primat aux sensations, il pose la complémentarité des 5 sens et des 7 intelligences, selon le principe que le Père précède l’Esprit, que l’animalité précède la spiritualité, que la nature précède la conscience, mais il fondera le tout dans sa construction narrative avec la référence aux 5 puis aux 7 tribus hébraïques auxquelles correspondront, au début du Second Âge, les 5 premières églises – encore liées au Père et à la Loi – auxquelles s’ajouteront les 7 nouvelles églises d’Orient issues d’une volonté universaliste pythagoricienne-christique renouvelée.  Joachim prend bien soin de souligner que ce devenir historique est universel et qu’il englobe tous les autres peuples, y compris les peuples antiques. (Voir plus haut) Dans l’introduction Potestà remarque que Orphée et Ulysse sont des types de Christ.

Pour spécifier les enchaînements et les concordances historiques Joachim précise son schéma par une première représentation en trois cercles, chacun symbolisant un Âge, alignés ici horizontalement, côte à côte, sans enchevêtrement, chacun contenant trois petits cercles intérieurs. Ce schéma veut, bien entendu, illustrer la Trinité mais dans sa déclination historique spécifique à chaque Âge. Il n’y a pas de répétition à l’identique mais une progression historique suivant le même devenir trinitaire – ou dialectique. Ainsi, dans le Premier Âge, Ozia annonçait déjà Jésus, tout comme dans le Second Âge, Saint-Benoît, réformateur de l’ordre monacal, annoncera le Troisième Âge. Citons Joachim pour mieux saisir l’agilité de sa dialectique dans le maniement de la manifestation des personnalités trinitaires ou Figures dans l’Histoire : « Puisqu’il semble que dans la troisième partition – en référence au schéma monadique de la « Chaussée de marbre », p 157, nda – , dont nous avons traité jusqu’ici, celui qui signifie l’Esprit Saint soit antérieur au Roi David, qui signifie Christ, il était nécessaire que dans la quatrième, Elie, qui signifie Christ, soit antérieur à Elisée, qui est du type de l’Esprit Saint. Et en effet, l’histoire du Livre des Rois enseignent qu’Elisée fut un assistant d’Élie, come le fut Joshua pour Moïse. » (p 183)

La rigueur conceptuelle et théorique – et non pas dieu sait quelle difficulté et quelles contradictions imaginée par Potestà– voulait que Joachim spécifie encore comment cette spirale trinitaire et sa monade invariante sont intégrées dans le schéma général de la Trinité incarnée dans les Trois Âges : à savoir que le Père – ou la Nature – est incréé, que le Fils – ou la société organisée – est engendré par le Père, et que l’Esprit Saint – ou la Conscience – est engendrée à la fois par le Père et le Fils, à savoir que la monade s’exprime en permanence sur la base naturelle et sociale existante selon les contextes. En s’inspirant du texte de l’Evangéliste, Joachim introduit alors son schéma de l’Alpha et de l’Oméga. L’Alpha est un triangle dont l’angle du haut sera ensuite sectionné dans la Psaltérion pour mieux exprimer graphiquement que cet angle représentant le Père – ou la Nature – est incréé alors qu’il crée les deux autres angles, le Fils et l’Esprit Saint et leur Âge respectif.

Dans le schéma Alpha – contrairement à ce que dit Potestà et bien d’autres académiques avec lui – Joachim s’occupe, sans la moindre contradiction, de la première phase du devenir historique qu’il résume par la concordance des générations du Premier et du Second Testaments. Joachim ne pouvait pas à ce stade vouloir intégrer le Troisième Âge dans ce schéma, lui qui critiqua vertement la conception de la Trinité de Sibelius, d’Arien et des Grecs – Filioque. Le Schéma Alpha est l’illustration du Père incréé engendrant le Fils. Mais il faut également rendre compte rigoureusement du devenir trinitaire incarnant l’Esprit Saint et le Troisième Âge qui est engendré à la fois par le Père et le Fils. Joachim dresse alors les rapports des deux premiers – 1er et 2ème Âges – et du second – 3ème Âge désigné par l’Oméga -, qui clôt le devenir, en exprimant la plénitude de l’expression historique trinitaire avec l’Âge de l’Emancipation générale de l’Humanité. D’où son choix de base : « Je suis l’Alpha et l’Omega ».

Plus tard, selon la même méthode de réinterprétation scientifique, Joachim proposera une Figure en Trois Cercles s’entrecoupant pour représenter cette même conception de la monade s’incarnant historiquement mais selon le concept initial d’une Nature-Père incréée engendrant les deux autres cercles et leurs émanations ou conflits internes. Le tout semble annoncer les diagrammes de Venn. (voir la Figure « Cerchi trinitari », https://it.wikipedia.org/wiki/Liber_Figurarum ) Cette nouvelle présentation, qui n’apparaît pas dans les quatres premiers Livres de la Concorde, a un but précis, à savoir débarrasser la conception trinitaire et scientifique  biblique des nombreuses inepties obscurantistes du Tétragramme hébraïque selon le nom présumé de Yaweh. Joachim, sensible aux dommages créés par un tel obscurantisme reposant sur une quelconque gématria, qui n’a rien à voir avec les textes bibliques eux-mêmes, coopte la discussion en un sens scientifique celui du devenir historique trinitaire exposé dans la Concorde et dans toute son œuvre. La persécution de l’Ordre de Flore initiée par Innocent III dès la mort de Joachim en mars 1202 donnera lieu à un véritable déferlement obscurantiste de diverses gématria qui culminera avec le Corpus Hermeticum un faux dénoncé dès le départ par le huguenot Isaac Causabon. En 1461 il fut traduit par Ficin à qui Laurent de Médicis demanda d’interrompre sa traduction de Platon pour ce faire, et il fut propagé largement ensuite, par exemple par le spécialiste en gématria, Pico Della Mirandola, mort jeune mais élevé dès la tendre enfance dans la langue hébraïque. Quoi de mieux que le délire des gématria pour barrer la route de la Science ? Selon Frances A. Yates (1964), qui fait pourtant à tort un « magicien » de G. Bruno, la narration trismégiste aurait été une tentative pour désamorcer la guerre des religions en renvoyant les parties à un ancêtre et un corpus antérieurs communs. Mais on ne combat pas une narration exclusiviste par une autre narration, seule la science à cette vertu. Joachim, quant à lui, n’était pas dupe, pas plus, au XXème Siècle, que le rabbin Scholem de tradition orale respectueux de la méthode scientifique et historique ; à propos de la gématria, il demanda tout simplement : selon laquelle vu qu’il y en a plusieurs qui sont proposées.

J’ai finalement démystifié ce Pons asinorum. L’Ancien Testament est une copie souvent lacunaire et extra-dogmatique de textes antérieurs, sumériens et autres, tels l’Epopée de Gilgamesh, le Roi Sargon – dont est tirée, en partie, la figure mythique de Moïse. Pour sa part, le Code Hammourabi fut copié et trahi par le Lévitique puisque le premier prenait soin de noter que la règle « œil pour œil » s’appliquait par souci de justice à moins toutefois que les parties ne parviennent à conclure un règlement moins expéditif, ouvrant ainsi la voie aux médiations sociales, et ainsi de suite.  Or, le sumérien utilisait les lettres également pour les nombres. Originellement, on conçoit l’efficacité de ce système, on conçoit également son rôle dans le développement étymologique conscient ou inconscient. Mais transposer cela dans la langue hébraïque ou d’autres langues utilisées dans l’écriture de la bible – dont le grec en intégrant certaines données pythagoriciennes par emprunt à l’Académie de Platon – voilà qui verse dans ce que Baruch Spinoza appela, à juste titre, « le délire des rabbins ». Comme nous l’avons déjà dit Joachim, esprit scientifique et rigoureux s’il en fut jamais, né en Calabre de surcroît, n’était pas dupe. D’ailleurs, l’Eglise ne voyait pas l’astrologie de bon œil, du moins officiellement.

Le développement de la monade trinitaire nécessairement toujours présente comme axe invariant ou chaussée de marbre, en 3 grands Âges et en 7 Sceaux où Époques marquées par des conflits, est généralement incompris, en particulier par les analystes religieusement agréés et, pire encore, par nombre d’académiques. Ceci est aggravé par l’utilisation sans précédent des graphiques et tableaux proposés par Joachim à la fois comme des aides mémoires et comme des Figures didactiques. Ceci est également vrai pour les Figures utilisées comme « types » qui n’ont rien à voir avec ce qu’un Max Weber fera de ses « types idéaux » (sans parler des « archétypes » obscurantistes junguiens), car ce sont, en effet, des figures, individuelles ou collectives (peuples, groupes, dont les ordres monastiques) qui expriment par leur personnalité les déterminants intellectuels et matériels fournis par leurs Epoques particulières et non uniquement une stratigraphie sociale statique. Ils sont eux-mêmes en devenir, par leur tension interne, ce qui en fait tout l’intérêt. De la même manière, Gramsci concevra les Individus comme « blocs historiques », des Sujets en prise avec l’Histoire, Roland Barthes discourra pour sa part de « mille-feuilles ».    

Nous donnerons ici un seul exemple de ce travers agréé et/ou académique, celui de l’introduction écrite par Gian Luca Podestà à la Concorde publiée en 2022 par le Centre International d’Études Joachimites de San Giovanni in Fiore. Mais ceci reste valable pour toutes les notes incluses qui sont supposées éclairer le texte, tant dans cette édition que dans les autres. Podestà, qui n’est pas une exception, loin de là, ne comprend pas – ou ne veut pas comprendre – grand-chose aux contributions conceptuelles et théoriques de Joachim. Il reste prisonnier d’une interprétation simpliste des calculs de l’abbé alors que Joachim lui-même spécifie que la correspondance numérique souligne de ces calculs des concordances importe peu vis-à-vis de son sens conceptuel-théorique.

Dans son simplisme académique, Podestà, professeur d’histoire du christianisme dans l’université Catholique du Sacré Cœur de Milan, souligne la supposée incohérence de l’abbé en ce qui concerne la concordance des Âges, en particulier en considérant le 3ème Âge de l’Esprit. Ainsi Joachim ne serait pas capable de proposer une Figure en arbre incorporant la concordance des Âges antérieurs avec le Troisième Âge. (Voir sur l’Alpha et l’Oméga plus haut ) La même difficulté concernerait la concordance pour les 7 Sceaux. Selon lui, le Livre IV magnifierait cette incohérence, en s’attachant plutôt à définir les deux derniers Sceaux, ou conflits du Deuxième Âge – la venue de l’« Antichrist » préludant le repos lors du 7ème  Sceau dans la version catholique traditionnelle et ouvrant sur le 3ème Âge -, ceci en évitant d’en prédire et d’en spécifier les concordances.

C’est n’avoir rien compris à Joachim. De fait, Joachim, procède en bon scientifique rigoureux, tout comme le fera Marx plus tard lorsqu’il posera les bases de la transition au socialisme et au communisme, sans bien entendu préciser les formes concrètes que ceci prendra. Puisque ces transitions mettent en cause les déterminations de l’Histoire à la lueur des décisions libres des Hommes, tout à la fois Objets et Sujets de l’Histoire, Joachim laisse clairement cette question ouverte. Pour lui, l’important c’est de démontrer la nécessaire et inéluctable transition par le devenir trinitaire vers le 3ème Âge de l’Égalité, de la Liberté, de l’amour fraternel, de la tolérance et de la paix universelle. Le reste sera l’œuvre des Hommes eux-mêmes et de ce qu’ils feront de la tension trinitaire – disons dès lors « dialectique »– qu’ils ressentiront en eux-mêmes et dans les conditions prévalant à leurs Epoques particulières. D’où l’emphase mise par Joachim pour cerner au mieux les 6ème  et 7ème  Sceaux-conflits préludant la dernière transition qui accomplira le devenir trinitaire. C’est la transition concrète qui est d’actualité pour lui plutôt que la prédiction point par point de l’avenir.

Pour autant, il n’exclut rien puisque l’ouverture du 3ène Âge ne mettra pas en œuvre immédiatement son expression achevée. D’ailleurs, pour enfoncer le clou, dans le Livre IV, Joachim aborde très précisément la nécessité de créer un Nouvel Ordre monastique plus en phase avec la mission monastique liée à l’Esprit Saint ainsi que la question des relations Eglise-Empire. Ici Podestà trahit effrontément le texte de la traduction qu’il commente à trois grandes et emblématiques reprises. Tout d’abord, comme nous venons de le dire, Potestà se trompe sur les concordances entre le Second et le Troisième Âge et les 6ème et 7ème époques du Second Âge dans lequel vit Joachim ; il fait de Joachim un millénariste qui annoncerait la fin des temps plutôt que la fin du temps présent  et le passage à l’Âge du Saint-Esprit. Joachim se préoccuperait donc de l’arrivé de l’Antichrist.

Il affirme : « L’annonce de l’abbé se veut opératoire : il s’agit de discerner et de proclamer les étapes et la direction de l’histoire, afin que, connaissant la logique du dynamisme stroboscopique, les chrétiens se préparent à résister aux tribulations ultimes et surtout à l’attaque très imminente du fils de la perdition (l’Antéchrist par excellence) destiné à précéder immédiatement l’ère sabbatique terrestre ». (p 8) Mais La Concorde débute littéralement avec cette phrase : « Puisque les signes et les évènements terribles décrits par l’Evangile annoncent la ruine prochaine de l’histoire de ce monde, qui précipite et qui est sur le point de finir, je ne pense pas qu’il soit vain, en regard du résultat de cette œuvre, rendre explicite ce que le dessein providentiel divin m’a consigné, quoique indigne, concernant les temps de la fin, pour mettre en garde les fidèles et réveiller les cœurs sombrés dans la torpeur des dormeurs avec un son pour le moins insolite . » (p 26)

Cette interprétation malveillante a ses origines lointaines dans les tentatives de récupération faussement « joachimites » opérées par les sections, franciscaines notamment, les plus attachées à la papauté. Dans la foulée d’Innocent III, elles poursuivirent l’épuration théorique-idéologique menée contre Joachim et l’Ordre de Flore. La fin du monde et la peur qu’elle susciterait pousserait les ouailles dans les bras de l’Eglise assumant ainsi son rôle d’intermédiaire réaffirmé dans ses Sentences par Pierre Lombard, le maître en théologie quaternaire d’Innocent III. Joachim dit tout le contraire dès le début de la Concorde tout en prenant soin d’en appeler aux « élus », selon moi aux « initiés pythagoriciens » à la tête desquels devrait être le pape-moine censé encore savoir que l’Esprit émancipateur de la narration pythagoricienne-christique d’origine devait être rétabli et reformulé pour atteindre son but, alors que des conflits de plus en plus prémonitoires minaient les fondements théologiques et sociaux de l’Eglise. Pour ne donner qu’un seul exemple, en 1189 peu d’années après l’achèvement du Livre IV, le peuple et la plèbe d’Assisi prirent d’assaut la formidable forteresse de la ville, la Rocca Maggiore, semant ainsi l’effroi dans les couches dominantes. De cette peur manipulée par la papauté et le cardinal Segni est issu le mouvement franciscain.

C’est pourquoi Joachim, qui ne renie ni Saint-Grégoire ni sa Pâque latine, met surtout à l’honneur l’Apôtre Paul, le plus universaliste-romain, et l’Apôtre Jean, le plus versé dans l’astronomie. Voici donc ce qu’écrit Joachim sur le sujet dès le Prologue de la Concorde : «  En nous en tenant donc uniquement à ce qui est écrit dans les livres divins, et ne retenant d’eux comme faisant autorité que ce qui est clair pour nous, nous réfutons comme pérégrines et étrangères les assertions superflues sur la naissance et les œuvres de l’Antichrist et sur la fin du monde qui, prises comme nous l’avons déjà dit, de brochures apocryphes, sont embrassées par la plupart des gens naïfs. » ( p 34) Dans le meilleur des cas Potestà sera mis dans la catégorie des ingénus. Reste que bien plus que par l’Antichrist, Joachim est préoccupé par l’annonce et l’arrivé prochaine du Paraclet, l’Esprit Saint, et ceci en particulier dans l’ouverture des 7 sceaux, comme en témoignent toute son œuvre et de manière graphique « La chaussée de marbre » (p 157)

La seconde concerne les accusations sans précédents de Joachim contre l’Eglise mondaine dénoncée en toutes lettres comme une « Nouvelle Babylone », une expression qui fera florès ensuite avec tous les joachimites sociaux et avec les écoles protestantes. Les Luthériens, par exemple, s’en prirent frontalement aux Indulgences qui symbolisaient pour eux la grande vénalité et la dépravation de l’Eglise « mondaine » sise à Rome et la soumission du peuple germanique qui en résultait. Dans le Livre IV Joachim dénonce sur tous les tons, et souvent en lettres capitales, les dérives de l’Eglise et des moines mondains et de leurs prétentions temporelles. En l’occurrence, il écrit : « (La paix ) fut de nouveau violée au temps du pape Lucio et surtout du pape Urbain, quand à l’époque de ce dernier, l’Eglise fut opprimée outre mesure, au-delà de ses forces. Cependant, si en cette occasion, l’Eglise perdit un peu de sa propre liberté vis-à-vis des fils de la nouvelle Babylone, elle le voit par elle-même, puisqu’elle sait parfaitement de quels maux elle souffre. » (p 281)  Et Joachim précise ce qu’il entend par « les fils de Babylone » dans l’optique de la Concorde et de ses critiques de l’Eglise temporelle : « Ensuite, les Chaldéens et les fils de Babylone signifient ceux qui non seulement sont charnels, mais en vérité ceux qui jouissent profondément en répandant le sang humain sans éprouver la moindre miséricorde, ressemblant en cela aux bêtes et aux peuples qui ignorent Dieu, de sorte que leurs délits vont au-delà de toute condition sauvage des peuples » (p 272)

En dépit du texte même de Joachim, Potestà, dans sa Note 253 en bas de page commente le « syntagme » « fils de la nouvelle Babylone » (idem) en affirmant que l’accusation de Nouvelle Babylone concerne tant les « mauvais chrétiens » que « les souverains allemands », donc l’Empire – qui, entre parenthèses, en la personne des souverains normands puis de Frédérique II soutenaient puissamment Joachim et sa réforme. Frédérique II, dit Stupor Mundi, prendra avec empressement la suite de ses prédécesseurs, les Normands de Calabre et de Sicile, les Hauteville, soucieux d’unifier leur royaume cosmopolites et multi-religieux sans devoir subir de contrôle trop étroit de la papauté ! Ces souverains construisirent de nombreuses églises « palatiales » dont celle, magnifique de syncrétisme culturel, de Palerme, et celle d’Altamura en Pouilles. D’ailleurs, les Normands forcèrent littéralement le pape à reconnaître leur royauté.

Cette opposition entre Eglise et Empire mena éventuellement à la séparation des deux domaines, religieux et public, en passant par l’opposition entre Guelfes et Gibelins, puis entre Blancs et Noirs etc., luttes auxquelles participa Dante et que Machiavelli décrit brillamment dans son Histoire florentine qui avait impressionné Marx. En allant symboliquement au fond des choses, Joachim notait : « L’esclavage est le propre du noir – non selon la couleur, mais selon la pathologie – la charité, du blanc ».(Sulla Vita e sulla Regola di san Benedetto, p 67). La réforme de cooptation monacale de Saint François sous l’égide de la maison des comtes de Segni – dont faisait partie Innocent III, l’ennemi juré de Joachim et le cardinal Segni à Assisi qui instrumentalisera François et son mouvement spirituel -, initia lors de troubles plébéiens qui portèrent à la prise et à la démolition partielle de la Rocca Maggiore, la formidable forteresse sise au sommet de la ville. La peur du clergé et de la bourgeoisie marchande fut grande, ils s’inventèrent par conséquent la légende manipulée du Poverello soutenant à bout de bras une Eglise prête à tomber à terre, image que Giotto sacralisa par une fresque célèbre. Franҫois ne fut d’ailleurs jamais nommé à la tête de l’ordre qu’il fonda, la papauté et Segni se méfiant de son « authenticité » dans la défense des pauvres. L’Ordre de Flore s’en rendit vite compte, gagnant beaucoup de support dans ce nouvel ordre pourtant inventé contre lui, ce qui mena finalement à la scission entre frères mineurs et conventuels. Par la suite, cela dégénéra avec la création d’autres ordres mineurs complètement transformés en sages « bas clergés », donc les Capucins.     

Nous avons déjà dit qu’Innocent III, disciple de Pierre Lombard fut l’ennemi juré de Joachim et de son Ordre. Il lança contre lui un véritable nettoyage idéologique et théorique qui porta à la condamnation durant le  IV Concile de Latran en 1215 d’un présumé opuscule de jeunesse de l’Abbé portant sur la trinité et sur les accusations contre la trinité quaternaire de Pierre Lombard. Les thèses, vénales de Pierre Lombard sur la quaternité supposait qu’il n’y eût pas de salut sans l’intermédiaire de l’Eglise, triomphèrent. En réalité, en considérant les motivations de la condamnation de ce présumé opuscule de jeunesse on se rend compte que le tout se retrouve de manière très élaboré dans le Psaltérion à dix cordes et dans toutes les œuvres majeures de Joachim. En réalité Joachim avait écrit avec la  permission et l’appui des trois papes précédant le pape Segni. Innocent III ne pouvait donc pas le condamner ouvertement. Mais les pressions s’étaient exercées sur l’Ordre de Flore avant même la mort de Joachim. Ce dernier avait d’ailleurs pris le soin dans son Testament de protéger son Ordre en déclarant sa soumission à l’Eglise et en soumettant son œuvre à son examen. De même, la tentative de supprimer l’Ordre en lui faisant réintégrer celui des Cisterciens, que Joachim avait quitté, n’eut pas le succès immédiat désiré puisque la règle interdisait la fusion d’un ordre plus rigoureux dans un ordre qui l’était moins.

Malgré toutes sortes de vicissitudes et de persécutions plus ou moins ouvertes, l’Ordre de Flore conserva une certaine autonomie pendant des décennies. En 1214, l’abbaye originale qui annonçait la venue du 3ème Âge fut détruite par un incendie, pour moi suspect, et ceci dans le contexte de la manipulation de certains moines qui protestèrent contre le froid trop rigoureux « dans la frigide Sila » pour forcer le déménagement vers la plaine. Matteo, le successeur fidèle de Joachim procéda d’abord à la reconstruction de Jure Vetere, puis il fut obligé de battre en retraite partiellement en reconstruisant l’abbaye à San Giovanni in Fiore, localité appartenant au domaine de Fiore mais dédié symboliquement à Saint Jean-Baptiste, c’est-à-dire à celui qui annonçait le 2ème Âge du Christ ! Ceci n’empêcha pas l’abbé Matteo d’ouvrir d’autres abbayes et granges et de faire circuler l’œuvre de son fondateur. Matteo jouissait de l’appui empressé de Frédérique Second qui confirma l’Ordre de Flore dans tous ses biens. La persécution reprit de l’ampleur lors de la rencontre d’Anagni en 1254-55. Le contexte s’était tendu. L’œuvre de Joachim avait filtré chez les franciscains et bien d’autres, y compris en France où l’Introduction à l’Evangile Eternel – en fait à la Concorde – de Gérard de Brogo San-Donnino, fut brulée sur le Parvis de Notre Dame à Paris. Ce qui deviendra l’Inquisition a ses racines ici. Reste que l’œuvre de Joachim circula abondamment ainsi que le démontre l’histoire européenne et les révoltes paysannes et religieuses, des mouvements se réclamant de Christian Rose-Croix, à Jean Hus et Böhme et à tant d’autres, dont Müntzer commenté par Marx-Engels dans La Guerre des paysans de 1525, et jusqu’à la Révolution française et au-delà, dont les Taiping chinois voir  http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/ .

La troisième fausseté émise par Podestà malgré le texte de la traduction dont il signe l’introduction, concerne plus précisément les relations Empire-Eglise ou encore le pouvoir temporel et spirituel. Il trahit effrontément le texte de Joachim en relation avec une supposée concordance de vues – si j’ose dire – entre l’Abbé calabrais et Innocent III, l’ennemi acharné de Joachim, disciple de Pierre Lombard et devenu pape, concernant la concordance Roi-Juge ou Temporel et Spirituel. Innocent III ne sait jamais appuyé sur Joachim pour défendre cette ineptie, puisque Joachim dit tout le contraire et que Innocent III fut son pire ennemi. Ce fut une vulgaire manipulation papale, une typique inversion de sens.

L’erreur est grave, car Joachim avait dès le début de la Concorde proposé une double lignée dans l’Ancien Testament, celle des Rois et celles des Juges, qui reflète la tension trinitaire, les juges devenant l’ordre des moines abstrait du pouvoir temporel. L’Abbé de Flore était élu. Et c’est pour cela que Joachim fait de Jésus, une figure qui laisse d’ailleurs chez lui de plus en plus la place à l’Apôtre des gentils – « delle genti» – et à son message universel, à la fois le Roi descendant de David selon la généalogie inventée dans le Nouveau testament pour encrer la narration pythagoricienne –christique dans la culture hébraïque, et le Juge descendant de Moïse ; de la sorte Joachim préfigure, dans l’Âge du Fils, la nouvelle annonce du rôle monastique par Saint-Benoît, ouvrant ensuite la voie du 3 Âge de l’émancipation avec l’Ordre de Flore. Notons que cette chronologie et cette généalogie internes qui ancrent le Christ dans l’Ancien Testament et ses promesses sont centrales pour la conception des concordances de Joachim qui poursuit tout simplement l’œuvre pythagoricienne en la mettant à jour selon le devenir de l’émancipation humaine.   

Dans le Livre IV de la Concorde, Joachim attaque très durement les Cisterciens, dont Geoffroi d’Auxerre, dont la gloire résidait dans le fait qu’il avait été parmi les scribes de Bernard de Clairvaux. Aux yeux de l’Abbé calabrais ils confondaient le rôle d’annonciateurs spirituels des ordres monastiques pour celui de régimenteurs de la chrétienté et, ce faisant, ils avaient succombé à la mondanité, transformant la propriété à usage collectif en propriété à usage privé, tout en visant la grandeur politique et mondaine.

De sa critique de principe des Cisterciens dans le Libre IV – précédé par l’écrit » Interpretazione dei canestri di fichi de Joachim contre G. d’Auxerre – Joachim tire la conclusion que la dérive de la mission monastique d’annonciateur du 3ème Âge égalitaire libertaire est tellement avancée qu’aucune réforme interne de l’Ordre cistercien auquel il appartenait ne semble plus possible. De sorte que le Livre IV, achevé en 1187, est aussi l’annonce de la rupture de Joachim et de la création de l’Ordre de Fiore en Sila avec l’appui puissant des Altavilla et de tous les Normands, puis de la Maison impériale souabe-normande, reconfirmé par Frédérique II. Ceci annonce la marche vers la laïcité de l’Etat, par la séparation de plus en plus marquée et œcuménique du temporel et du spirituel. 

Comme à son habitude Joachim va au fond des choses. Il montre comment, selon la tradition – fantasque comme chacun sait aujourd’hui –, l’Empereur Constantin aurait proposé le pouvoir temporel à pape Sylvestre lequel, conscient de la mission monastique – osons, en termes joachimites, dire « pythagoricienne-christique » – de L’Eglise et de la papauté, aurait refusé. Rappelons qu’étymologiquement ecclésia = communauté.

Le retour à la mission des ordres monastiques implique la réforme non seulement de la papauté et de l’Eglise mais aussi de la société entière, réforme que l’abbé calabrais annonce comme inéluctable et à proche échéance. Il fixe les paramètres avec clarté : hors des falsifications christiques tardives, il revient au message universel anti-exclusiviste de l’Apôtre Paul et souligne l’importance de l’Acte des Apôtres de Luc, qui affirme l’égalité en acte parmi les premières communautés chrétiennes, effaçant en leur sein les différences sociales entre maîtres et esclaves pour mettre les richesses en commun afin de permettre « à chacun de recevoir selon ses besoins. » Mais Joachim est conscient de la différence entre l’organisation sociale et l’organisation d’une petite communauté. Lui qui écrivit une analyse élogieuse de la Règle de Saint-Benoît, il sait l’importance du travail et de l’organisation de la production et de la distribution. C’est Joachim de Flore qui énonce le principe de la transition à savoir « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail » pour arriver ensuite à généralisé la règle de l’Acte des Apôtres revue pour l’ordre social entièrement émancipé soit « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », voir plus bas.

Dans le Nouvel Ordre monastique et social illustré par le Tableau XII (voir ici)  – Joachim met en place les conditions matérielles et intellectuelles – éthico-politiques dirions nous aujourd’hui – de la réalisation de ce Nouvel Ordre. Le domaine abbatial de Fiore appartenait au domaine royal normand puis impérial et de ce fait il était inaliénable. La possession en était dévolue à perpétuité à l’Abbaye de Flore. Tous, moines et autres personnes présents sur le territoire immense de l’abbaye sise sur l’Altopiano silano, avaient droit aux fruits de leur travail, après avoir acquitté les redevances de fonctionnement de l’abbaye. Ce faisant, l’Abbé calabrais avait inventé un concept révolutionnaire, à savoir la propriété inaliénable commune – empire/abbaye – allant de pair avec la possession commune en ce qui concerne la mise en valeur du territoire et la possession individuelle des richesses produites. En regard de la gestion et de l’usage l’opposition sacrée/public était pour la première fois effacée. Aussi, toutes les propriétés privées dans le territoire de l’Abbaye du moins depuis – et même avant -1500 avec sa transformation ecclésiastique-féodale en Université ou Cité cédée à des commanditaires, sont abusives. Voici un exemple de ces abus et des efforts de l’Ordre de Flore de la combattre sinon de le freiner : “En décembre 1722, le bailli de l’Abbaye, le notaire Santo De Marco, se rendit à Cosenza pour témoigner contre les prétentions des ecclésiastiques séculiers et de la curie archiépiscopale de Cosenza elle-même, qui avaient amené leurs troupeaux sur les territoires de l’Abbaye  sans rien payer en caution et en ignorant les avertissements, étant donné la violation des droits de l’Abbaye. Le bailli avait procédé à la saisie des animaux, mais l’Audience royale, à la demande des autorités ecclésiastiques de Cosenza, lui avait ordonné de relâcher les animaux saisis. Dans sa déclaration, De Marco accuse les fonctionnaires de l’Audience d’ignorance, car ils ne se sont pas rendus compte que les violateurs des droits de l’abbaye portaient atteinte à la “jurisprudence impériale”, renvoyant la fondation florentine à l’initiative de l’État que les fonctionnaires royaux étaient tenus de protéger contre les tergiversations et interférences du pouvoir ecclésiastique.» Le bailli se référait à l’octroi  des droits de l’Ordre florentin sur le Domaine de Fiore qui fut reconfirmé par l’Empereur Frédéric II. (Notons la permanence encore tristement actuelle dans notre Pays et en Calabre de ces abus d’autorité systémiques appuyé par ce type d’illégalité, toute empreinte d’« ignorance » arrogante comme disait mon homonyme, mais capillaire et envahissante des institutions, dirigeants de la police et juges compris, au profit des abus des notables, de leur camarilla et autres mafias. C’est un véritable hold-up de la démocratie – P2 diffuse, en prime – qui vise le contrôle policier-mafieux du territoire.)

Ces violations furent toujours reconnues comme telles, du moins légalement, jusqu’à l’expropriation finale mise en acte par la Démocratie chrétienne et ses alliées – alors que Paolo Cinanni découvrait trop tard le fond joachimite de la défense acharnée par les habitants de la propriété/possession collective sur les terres de l’Abbaye. Parmi les premiers commanditaires nommés directement par le Vatican, il y eut le cardinal Giulio Antonio Santori, l’Inquisiteur qui contribua aux condamnations de G. Bruno et de T. Campanella. On le voit le désir de contrôle et d’occultation initié par Innocent III s’intensifia alors que l’Eglise catholique accélérait vers le Concile de Trente.

En fait, nous retrouvons cette innovation théorique-pratique de Joachim dans tous les conflits qui suivront sa mort en 1202. Et, de manière particulière, dans la conception communiste de Gerrard Winstanley, des Diggers et des Levellers avant leur défaite militaire à Burford en 1649. Ceci est très différent des « Commons » anglais, les terres manoriales sur lesquelles les résidents avaient un accès restreints menant à des conflits permanents avec les seigneurs et autres possédants comme le montre si bien le précurseur « communiste » anglais. (10) Ou encore de l’ineptie d’accompagnement du néolibéralisme monétariste inventé en Occident après la défaite de l’Unesco imposée par Reagan – tentative d’établir un nouvel ordre mondial de la communication et des télécommunications -, à savoir les « biens communs » en lieu et place des biens publics fournis par des entreprises publiques, alternative néolibérale qui ne nuit ni à la perpétuation de la propriété privée, y compris dans les monopoles naturels devant logiquement revenir au secteur public, ni à l’accumulation du capital, ni à son interprétation du réchauffement climatique en lieu et place de la protection de l’environnement et de la mise en œuvre de l’Ecomarxisme.

De même, William Blake tentera à sa façon de refaire une vaste narration proto-biblique pour réactualiser le projet de Winstanley à la leur de Thomas Paine et de la Révolution française et de A New System ; or an analysis of ancient mythology – 1774 – par Jacob Bryant en ligne avec l’Abrégé de l’origine de tous les cultes de Charles-Franҫois Dupuis 1742-1809. (https://fr.wikisource.org/wiki/Abr%C3%A9g%C3%A9_de_l%E2%80%99origine_de_tous_les_cultes ). En ceci, outre une puissance graphique et artistique à l’égale d’un Michel-Ange, il démontre une compréhension raffinée de l’usage des mythes tels qu’il ressort, entre autres, d’une lecture soignée de Joachim et de Vico.

La réputation et les œuvres de Joachim étaient connues dès l’origine par les dirigeants Normands d’Angleterre et leurs Cisterciens. De fait,  Richard Cœur de Lion, de passage à Messine en septembre 1190, avant son embarquement pour la Terre Sainte, tint à interroger Joachim sur l’avenir de sa croisade – Philippe Auguste l’accompagnait mais, entendant mieux l’appréciation de Joachim qui n prévoyait l’échec, décida de regagner la France au plus tôt. On sait ce que pensait Joachim du pouvoir temporel, lui pour qui le vrai Temple était la conscience humaine ; cette conviction fut renforcée par la prise de Jérusalem par Saladin en 1187. ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_C%C5%93ur_de_Lion ) Plus encore, l’abbés cistercien Adam de Perseigne et le chroniqueur et abbé cistercien anglais Ralph de Coggeshall l’avaient rencontré Rome en 1195. Dans son Chronicon complété en 1208, Ralph résuma ce qu’il avait appris de Joachim lui-même. (Voir Pasquale Lopetrone, « Gioacchino raccontato da Radulphi de Coggeshall » Corriere della Sila, 5 giugno 2023, p 10) On sait également que G. Bruno fit un passage remarqué à Londres qui le poussa à écrire sa Cena delle ceneri. Outre sa mordante ironie pour « les pédanteries et âneries » des lettrés d’alors, il démontre dans ce dialogue bien connaître ses sujets, entre autres l’astronome pythagoricien Filolao contemporain et ami du Maître de Crotone qui savait déjà que la Terre ou le Soleil n’étaient pas le centre de notre galaxie. En outre, Blake, qui travaillait de près avec des éditeurs, affirmait souvent avoir une facilité pour les langues étrangères, et de manière évidente il était bien informé.   

Notons que Joachim fut l’objet de la première inquisition et du premier nettoyage idéologique-théorique moderne avant l’Inquisition issue – pour les mêmes raisons – dans la foulée du Concile de Trente. Par sa théorie trinitaire il avait vertement condamné la doctrine quaternaire de Pierre Lombard, lequel tentait de sauver le rôle d’intermédiaire de l’Eglise pour assurer le salut des chrétiens dans l’au-delà. Or, Joachim concevait le salut de l’Humanité entière, et non uniquement des chrétiens, comme la manifestation de la Conscience dans l’Histoire. Il se trouve qu’après trois papes ayant appuyés les efforts théoriques de Joachim, Innocent III, le disciple de Pierre Lombard, devint pape. S’ouvrit alors l’ère de la répression visant à effacer l’œuvre de Joachim, entreprise qui culmina avec l’inquisition dominicaine et jésuitique. Ce processus fut accompagné par les usuelles manipulations ; ainsi, dès le début, plusieurs falsificateurs prétendirent que Joachim avait annoncé la création de l’ordre des Dominicains – pace G. Bruno ! – et des Jésuites – pace, Bruno, Campanella et Galileo etc. – une annonce qui serait picturalement illustrée par les deux moines en habits noirs peints à Saint Marc à Venise !!! On a déjà vu, ironiquement grâce à Potestà, comment Innocent III tenta de manipuler la double lignée Rois-Juges au profit de son pouvoir temporel en instrumentalisant la Concorde de Joachim. On est vraiment à ce niveau, y compris dans l’historiographie académique moderne … Le résultat fut tragique : On incendia Jure Vetere, on fit régresser l’Abbaye de Jure Vetere annonçant le 3 Âge – sous égide de Saint jean Evangéliste – à San Giovanni in Fiore placée sous l’égide de Saint Jean Baptiste, donc avant même l’annonce du 2 Âge ( !), on fit condamner un petit ouvrage fantasque, sans doute inventé pour les besoins de la cause. En fait, il s’agit très probablement Le Psaltérion à dix cordes , une œuvre importante qu’Innocent III et la Curie ne pouvaient condamner ouvertement.

En effet, nous avons vu que la dialectique trinitaire est au cœur de l’œuvre et de la réforme de Joachim. Cependant, il se trouve que ses œuvres avaient été agréées et soutenues par trois papes successifs et mises prudemment sous la protection de l’Eglise par Joachim dans son Testament ; elles ne pouvaient donc pas être attaquées de front sans miner la légitimité papale. Malheureusement pour ces faussaires réactionnaires, Matteo, l’abbé qui succéda à Joachim, resta fidèle au message et le fit circuler. En outre, à part Frédérique II, il disposait de puissants appuis dans l’Eglise dont l’évêque de Cosenza Luca Campano qui fut son scribe lorsque l’Abbé initia la rédaction de ses œuvres majeures. Surtout la règle monastique interdit aux moines de régresser pour se faire englober dans un ordre monastique moins rigoureux. La tentative du pape Innocent III de réintégrer l’Ordre de Flore dans l’ordre cistercien qu’il avait fui ne put être entièrement imposée. C’est pourquoi les papes, à partir de Innocent III, commencèrent à violer les prérogatives territoriales et légales de la propriété-possession du domaine de Fiore. Les usurpations commencèrent. Elles accélèrent lorsque après le commanditaire Ludovico de Santangelo de Valence – 1500 – suivi par Rota et de nombreux autres, on imposa un ordre féodal ecclésial en transformant le domaine abbatial en « Università » ou Cité. Dans cette ouvre de démolition complète de l’œuvre et du message émancipateur de Joachim, personne ne sera surpris de voir que parmi les premiers Commanditaires figurera nul autre que le cardinal Julio Antonio Santori, celui-là même qui, du haut de l’Inquisition, fera condamner G. Bruno et T. Campanella.

Bien entendu, l’épilogue moderne, quoique non la fin de cette « histoire », se trouve dans les luttes acharnées pour la réforme agraire et la défense des « usi civici », qui en Sila étaient de vrais « biens communistes » au sens étymologique du terme, en particulier sur l’Altopiano silano et dans le domaine de Fiore. Ce fut le cas depuis le début de ces usurpations. La lutte repris de plus belle lorsque la Révolution napolitaine de 1799, mettant en scène le jeune et brillant Général républicain franҫais Championnet et la grande confraternité des réformateurs napolitains, héritiers de Vico et de tant autres, remirent la République à l’honneur avec la réforme agraire érigée en priorité. Cette réforme fur reprise par Joseph Bonaparte et par Murat sur la base des travaux pionniers de Zurlo, en particulier en ce qui concerne  le domaine de Fiore.

À l’époque moderne, on aboutit ainsi à la trahison des Démocrates Chrétiens et de leurs alliés qui avalisèrent, comme les Fascistes avant eux, les expropriations des terres abbatiales, inaliénables en Sila. La réforme agraire ne concerna plus que les plus mauvaises terres à l’abandon, et encore, lorsque, sous la contrainte populaire, l’Opera Sila distribua les parcelles, elle les conçues si petites qu’elles ne pouvaient être autre chose qu’une ressource d’appoint pour une main-d’œuvre destinée à se prolétariser pour servir les développements industriels dans le Nord du pays. En même temps, ainsi qu’il fut analysé par le grand théoricien communiste calabrais Paolo Cinanni (11), durant sa Conférence de Venise 1949, c’est-à-dire dans la foulée de l’exclusion des Communistes du gouvernement en 1947, dont le Ministre Fausto Gullo responsable de la réforme agraire, la Démocratie Chrétienne théorisait la soumission complète au Plan Marshall et l’émigration de masse de la main-d’œuvre italienne à l’étranger- « Apprenez une langue étrangère » osait conseiller le Président de la République en accompagnant cette saignée des forces vives de la Nation. L’Italie perdit ainsi très rapidement plus de 2 millions de ses concitoyens. Cette recette de développement socio-économique continue de plus belle puisque suite à la crise de 2007-2008 l’Italie perdit plus de 5 millions de citoyens qui émigrèrent hors du pays emportant avec eux leur force de travail et la valeur de leur formation scolaire et professionnelle ainsi que l’avait démontré Cinanni. Avec son honnêteté proverbiale, Cinanni montre également les erreurs d’analyse commises par le PCI relativement à la réforme agraire ratée dans le Mezzogiorno. Il ajoute, lucide, que dans les années 60-70, l’immigration interne des forces vives méridionales entraîna également le déclin de la vitalité des sections locales du parti communiste et des forces alliées. La Calabre, plus que toutes les autres régions du pays, en paye aujourd’hui le prix, étant devenue une terre de chômage de masse sans précédent – 39 % de taux d’occupation au mieux – de corruption, de mafia, et de trahison des droits et devoirs constitutionnels en premier lieu par les instances garantes régionales mais surtout nationales. (12)

On le voit le message de Joachim est plus pertinent que jamais auparavant.

Ajoutons que la théorie du salut ou de l’émancipation humaine par le devenir trinitaire historique exclut toute prose culpabilisante axée sur les péchés, si chère à tous les grands prêtres et à leurs bas clergé et autres servi in camera. S’il réprouve l’adultère, Joachim ne condamne que l’impudicité et en fait une raison pour le divorce ; mais cette condamnation vaut pour toutes et tous. Le divorce est donc une mesure visant à assurer la transparence et la paix. Joachim est en faveur de la commensurabilité de la peine à la faute. En ce sens, il inspirera l’Enfer de Dante. Il écrit : « Pourtant, la similitude entre le péché et la manifestation du châtiment atteste qu’ils ont été punis d’une peine qui, bien que très sévère, était néanmoins juste. En effet, s’ils étaient allés trop loin en raison d’un désir naturel pour les femmes, ou s’ils avaient commis le péché d’adultère sous l’emprise de la passion, le châtiment du feu aurait peut-être suffi, de sorte que, conformément à leur faute, ils ont connu un supplice plutôt simple.» (p 47) Par contre, le moine Joachim, qui tient au célibat des moines, considère une abomination les « crimes contre nature », ajoutant la pestilence du soufre au feu. Finalement, le tout est d’être fidèle à ses serments. Le reste, en bonne logique, est affaire de devenir historique de l’émancipation individuelle et collective.  

De la même manière Joachim, moine par choix, spécifiera dans son œuvre les conditions pour le devenir, mais il ne fera aucune obligation à personne, il exige simplement que celui ou celle qui ne peut plus respecter ses vœux, dont celui de chasteté, abandonne l’habit de moine. Dans la Concorde il condamne d’ailleurs ces moines mondains, dont les Cisterciens, qui n’ont plus que l’habit pour se prétendre moines. Boccaccio s’en souviendra. Et de même, en s’inspirant de Pythagore et de l’Académie de Platon, il lancera un appel aux femmes qui voudraient s’émanciper et contribuer à l’émancipation générale de rejoindre son Ordre pour éviter ainsi l’« esclavage du mariage ». Joachim écrit à ce sujet : « Nous voyons une épouse et nous disons : c’est une esclave ; et nous pouvons le dire sans avoir tort de leurs fils : ceux de l’esclave sont nés de la chaire, ceux de la femme libre de la vertu de la promesse (…) En fait, est bien esclave qui n’a pas le contrôle de son propre corps. » (Livre V, cap 1,  cité dans Gioacchino da Fiore, « il calavrese abate Gioacchino di spirito profetico dotato. », La Provincia di Cosenza, 1997, p 158)

Restera à l’Histoire de concilier dans le Troisième Âge, par l’émancipation et l’amour libre, la vocation monastique et la reproduction de l’Espèce. Encore que Joachim utilisera souvent la métaphore de Sara et d’Elisabeth ou de la femme stérile et de son esclave à ce sujet, l’enfantement n’excluant rien du point de vue du développement spirituel. Le catholicisme actuel est bien plus dogmatique et régressif qu’il ne l’était au Moyen-âge. Par contre,  son attaque contre les dérives de l’Eglise et des ordres monacaux mondains, contre la Nouvelle Babylone, est sévère et précise. Elle laissera des traces. Dante, qui connaissait au moins la Concorde et le Liber figurarum, s’en inspirera en dénonçant avec virulence l’usure, et tout particulièrement celle pratiquée par l’Eglise ( voir : « La “tendenza comunista” nella Divina Commedia », di Daniele Burgio – Massimo Leoni – Roberto Sidoli * in https://www.marx21.it/cultura/la-tendenza-comunista-nella-divina-commedia/ ) Les joachimites sociaux reprendrons les accusations de Joachim, de même que tous les réformateurs par la suite dont Luther et Münzter, ce dernier se réclamant spécifiquement de l’abbé calabrais et devenant vite une figure de proue, cruellement sacrifiée par les Princes amis de Luther, de la guerre des paysans en Allemagne, 1525, un évènement marquant qui nous vaudra une belle analyse de Marx-Engels. (voir https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/00/fe1850.htm )

On voit toute la modernité de l’Abbé Joachim, le devenir trinitaire de l’émancipation élimine les péchés et la culpabilisation des sujets visant leur domination. Francesco Maria Piave, le librettiste de Verdi pour Rigoletto, se souviendra de Joachim qui répète maintes fois dans la Concorde : « il n’y a pas d’amour sans liberté. » Marx reprendra cette optique en théorisant l’amour libre, une conception souvent mal comprise dans la société de la médiocrité et de la servitude consumériste aggravées par la psychologie-psychanalyse bourgeoise.  (J’ai tenté de reprendre la théorie en insistant sur les espaces de liberté dans mon essai « Mariage, unions civiles et institutionnalisation des mœurs » en m’appuyant sur ma critique du charlatanisme freudien et celui de la psychologie bourgeoise sous toutes ses formes. Voir dans le premier cas la Partie Rose de mon vieux site expérimental www.la-commune-paraclet.com et pour ma critique définitive du freudisme et autres charlatanismes bourgeois associés mon Pour Marx, contre le nihilisme, en particulier la Seconde partie. Idem.)

3 ) Résumé des 4 Livres de la Concorde.

3a ) Les niveaux analytiques et théoriques de la Concorde.

Passons maintenant au résumé succinct et plus livresque des IV Livres de la Concorde, 2022.

Nous ferrons cependant ressortir le déroulement ordonné de la réflexion conceptuelle et théorique mis en scène par Joachim dans son organisation systématique de la concordance narrative testamentaire. Nous verrons que la présentation est impeccable, sans contradictions comme le prétend Potestà, puisque les schémas présentés par Joachim ne prétendent pas renvoyer à une concordance simpliste point par point mais à différents niveaux analytiques et théoriques de développement dialectique. D’ailleurs Joachim a pris soin de prévenir contre une compréhension trop scolaire et simpliste dans le Prologue: «La plénitude des concordances, dont il est question dans cet ouvrage, est contenue dans des espaces de temps et des indications d’évènements bien définis, inclus dans le même rapport numérique, à condition de le comprendre spirituellement ; car ce nombre, qui jouit d’une telle considération dans les livres divins, est la clé et la porte de ce livre, et c’est de lui que dépend aussi toute l’argumentation de notre traitement si approfondi. En effet, le nombre, en raison de la profondeur du mystère, exige que l’on prenne en compte de nombreux éléments pour l’aborder ; et une fois qu’on l’a abordé, on découvre de nombreux mystères qui étaient restés cachés » (traduit, p 35) De même : « Il faut aussi savoir que la concorde ne doit pas être recherchée intégralement, mais seulement selon ce qui est le plus clair et le plus évident ; et non selon le cours des histoires mais selon quelque chose de particulier. (…) La concorde ne devrait être assignée qu’aux choses proprement pertinentes. Car comme la personne du Fils est semblable à la personne du Père, et pourtant une chose est la propriété du Père, une autre chose est celle du Fils, ainsile Nouveau Testament est semblable à l’Ancien Testament et pourtant la convenance de l’Ancien Testament est différente, tout comme celle du Nouveau. (…) Il ne faut pas exiger la ressemblance de la concorde là où elle n’est pas, mais là où elle est. » (pp 226-227).

Joachim spécifiera sa méthode théorique en montrant comment le dévoilement des Sceaux ne se fait qu’au moment où ceci est historiquement possible par la confluence des types historiques et des intelligences à eux liées. Marx ne dira pas autre chose en montrant le dévoilement de la Loi de la valeur rendu historiquement possible par le Mode de production capitaliste qui dissocie enfin le travail humain, « froidement » « libéré » par l’exploitation capitaliste, des variables liées aux statuts sociaux, expliquant ainsi que l’esclavage avait empêché Aristote de voir que la mesure de la valeur d’échange d’un lit et d’un trépied par un mètre commun, donc celle de deux marchandises différentes mais commensurables entre elles puisqu’elles s’échangent, n’était autre que la valeur de la force de travail, l’équivalent universel. La monnaie n’est qu’un équivalent général alors que chaque marchandise constitue un équivalent particulier, les deux devant être défini selon l’équivalent universel. Tous les « concrets pensés », concepts universels une fois dévoilés, suivent la même double évolution historique et logique que la Méthode finit – grâce à Kant – par systématiser dans la dialectique de l’investigation et de l’exposition qui va bien plus loin que le simple passage du particulier au général qui caractérise tant Aristote que la sociologie bourgeoise. Bien entendu, le fait de dévoiler le « concret pensé » ne signifie pas forcément que toute la théorie à lui relative le soit également : ceci fut dramatiquement démontré par les inepties déversées sur la théorie de la valeur de la force de travail de Marx avant mes contributions malgré les efforts du grand épistémologue et méthodologue marxiste Louis Althusser. Je note que l’occultation de mes contributions est la cause du flux continu des mêmes inepties, surtout parmi les marxologues marxistes, dont dernièrement Maximilien Rubel pour l’édition de Marx dans La Pléiade et Micheal Heinrich qui collabora momentanément à l’édition des MEGA. Il y a là une violation éhontée de la méthodologie et de la déontologie scientifiques. (Je renvoie à mon Introduction méthodologique et à mon Précis d’Economie Politique Marxiste.)

Voici comment Joachim exprime la théorie dans le Psaltérion, bien qu’il souligne aussi que le devenir suit toujours les mêmes lois, y compris pour les autres peuples et les peuples pré-chrétiens :  « En premier lieu, les mêmes degrés – de l’intellect – doivent être indiqués selon l’histoire et selon la concorde des trois États dans les trois États eux-mêmes, bien que nous ne puissions les indiquer que dans le premier et le deuxième selon la concorde, mais en aucune faҫon encore dans le troisième, puisque nous n’avons pas encore atteint le jour et l’heure où le peuple des Juifs sera converti à Dieu » (p 134)

A plusieurs reprises dans son œuvre, et en particulier dans le Psaltérion, Joachim explique que les nombres doivent être compris de manière spirituelle, c’est-à-dire comme des instruments heuristiques dans l’expression moderne, chose nécessaire aussi du fait de la fluctuation des textes selon les copistes. Cependant, Joachim insiste sur le fait qu’en interprétant ces données selon les connaissances du moment, il ne faut jamais « corriger » les textes car, ainsi que le démontre concrètement le Psaltérion , ils renvoient aux chiffres « parfaits » de Pythagore . L’exemple clé pour illustrer cette méthode est celui de 70 et 72, les années de captivité à Babylone ou les disciples que le Christ envoya prêcher de par le monde. Une fois percé le « mystère », tout le monde comprend que 70 renvoie à 72, soit aux degrés des angles extérieurs du pentagramme, alors que : 72 x 5 = 360 degrés, soit le cercle permettant de décrire la voute étoilée et de calculer les cycles astronomiques dont la Grande Année de Platon, à savoir la Précession des Equinoxes, puisque 1 degré d’arc en 72 années multiplié par 360 égale 25 920 années . (13)  

Dans le Prologue Joachim annonce sans détour son intention réformatrice sociale-monacale qu’il a muri depuis des années, de son premier essai datant de 1176 intitulé Genealogia degli antichi santi padri jusqu’aux débuts simultanés de la rédaction de ses trois œuvres majeures qu’il continuera à élaborer jusqu’à la fin de sa vie. La chronique raconte qu’après avoir quitté la Cour arabo-normande de Roger II à Palerme, la plus opulente et la plus sophistiquée d’Europe à cette époque-là, il se rendit en « Syrie ». A son retour de ce qui semble avoir été un voyage d’étude, il pensa d’abord se faire prédicateur en Calabre. Remarqué par l’évêque, que son savoir avait surpris, il entreprit de se faire moine à l’abbaye de Corazzo alors en déclin. Il séjourna ensuite 1 an et demi dans l’abbaye cistercienne de Casamari. Selon le Psalterium decem cordarum – 1184-1201 – durant ce séjour, de manière emblématique à la Pentecôte, alors qu’il doutait fortement de l’utilité de son choix monastique, il eut une « révélation » sur la signification du mystère trinitaire et surtout sur la bonne manière de le transmettre au peuple. Toute son œuvre en portera la trace tant l’Expositio in Apocalypsim – 1183-1200ca – que la Concordia Novi ac Veteris Testamenti – 1183-1196 – que le Psalterium.  Lorsqu’il conclut la rédaction du Livre IV de la Concorde à Petralata, il était prêt pour se retirer dans l’Altopiano silano, à Jure Vetere, textuellement « La loi antique », par conséquent pythagoricienne, pour y fonder son nouvel ordre monastique de Fiore dont la mission était d’annoncer la proche transition vers le 3ème Âge de l’émancipation humaine.

Dans le Prologue Joachim se pose consciemment comme celui à qui, à l’instar d’Elisée ou du Christ, revient le devoir d’annoncer une transition épocale : la transition au Troisème Âge de l’émancipation humaine, grâce à l’examen des concordances entre le « Premier » et le « Second » Testament – Potestà note justement qu’il utilise parfois ces termes plutôt que « Ancien » et « Nouveau » p 12 – à la lueur de la dialectique trinitaire. Il s’appuie sur son interprétation dynamique des « roues », ou mieux, selon Joachim, du « Chariot » d’Ezéchiel plutôt que sur les concordances symboliques et statiques à simple valeur d’exemple qui avaient cours jusqu’à lui.

Ceci n’est pas anodin et nous renvoient à mon interprétation astronomique-pythagoricienne. Les roues ou le charriot d’Ezéchiel renvoie à la voute céleste organisée autour des quatre constellations principales du Trétramorphe qui conserve une relation stable entre elles de sorte qu’elles permette de l’organiser en tenant compte des autres étoiles et des planètes , ces dernières semblant quant à elles erratiques. Dans la Figure « Le charriot ou les roues d’Ezéchiel » graphiquement présentées dans le Liber figurarum (Voir Il Cocchio divino di Ezechiele: la ruota bella ruota dans https://it.wikipedia.org/wiki/Liber_Figurarum ), il est clair qu’il n’y a rien d’anthropomorphique chez Joachim, et il n’est pas question de roue dans une roue mais bien des 4 roues du Charriot qui, en restant en étroite relation entre-elles, créent une sorte de point « fixe » qui permet d’organiser l’espace céleste et d’appréhender le mouvement du ciel étoilé. Le charriot est parfois décrit dans la bible comme le trône de dieux soutenues par les 4 anges les plus importants dans la hiérarchie, les Ophanim, ou encore comme la Cité, ou Jérusalem, céleste.

La Figure de Joachim ne laisse aucun doute surtout si l’on tient compte de mes éclaircissements antérieurs, dont le commentaire sur les nombres pythagoriciens dans mon essai d’août 2016 qui sont au cœur du Psaltérion ; mais comme il est évident que Joachim connaissait l’hébreux, il faut également tenir compte de la bonne traduction des mots hébreux qui sont malheureusement anthropomorphisés ou autrement mal traduits – les roues se meuvent de pair, en compagnie, dans le ciel, elles ne sont pas encastrées dans une roue plus grande. Voir Ezekiel’s Wheels Explained – Morning Cup of Context. https://www.youtube.com/watch?v=1EPeMotXpXk . Quant à la correspondance entre les deux testaments se répondant l’un l’autre, Joachim la trouve  dans « la contemplation réciproque des deux chérubins » décrite par Ezéchiel. L’Histoire du développement trinitaire s’inscrit concrètement dans le déroulement du temps astronomique. Joachim écrit : « Après avoir examiné attentivement les roues d’Ezéchiel, nous avons montré de façon convaincante la grande concordance qui existe entre elles, et nous nous sommes efforcés d’établir ce que signifiait la contemplation des deux chérubins dans la concordance mutuelle des deux testaments : car notre foi, si elle est défendue par de dignes témoins de la vérité, ne peut être affaiblie par aucune erreur.» (p 33)

S’il réfutera à plusieurs reprise être un « prophète, revendiquant uniquement d’être doté « d’intelligence spirituelle », il se réclame ici de Jérémie, d’Ezéchiel et d’Isaïe pour son « appel aux armes » : « Puisque les signes et les évènements terribles décrits dans l’Évangile annoncent la ruine imminente de l’histoire de ce monde, qui se précipite étant sur le point de se terminer, je ne considère pas du tout qu’il soit inutile, en ce qui concerne le résultat du travail, de manifester ce que le plan providentiel divin m’a livré, à moi indigne, concernant la fin des temps (…) C’est donc à nous de prédire les guerres ; à vous de vous précipiter promptement aux armes. C’est à nous de monter au poste de guet sur la montagne et de donner le signal à la vue des ennemis ; c’est à vous, ayant entendu le signal, de fuir dans des lieux plus sûrs. ” (pp 29 et 31. Traduction) On sait que Joachim substituera chaque fois qu’il le peut l’Apôtre universaliste de Tarse à Jésus, mais comment ne par reconnaître la voix du Fils annonҫant lui aussi une transition épocale «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la Terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. »  (Mattieu, 10 :34) Ainsi que l’écrivit Mao Zedong concernant la transition vers l’émancipation générale, l’égalité, la liberté, l’amour, la tolérance et la paix universelle, « la révolution, n’est pas un diner de gala. »

En appelant à la mobilisation pour annoncer et préparer le passage à un monde temporel et spirituel meilleur, Joachim indique la méthode et la finalité. La méthode est celle de l’analyse historique, ici de la concorde entre le Vieux et le Nouveau Testaments, mais sans ignorer les histoires « extra-bibliques » –  Orphée et Ulysse come types de Christ – ou « semi-bibliques » (p 11) selon le développement du mystère trinitaire afin d’ouvrir la voie au Troisième Âge de l’émancipation humaine, « … jusqu’à ce que, comme le dit l’Apôtre, ” nous soyons tous parvenus à l’homme parfait, à la mesure de la plénitude de l’Âge du Christ “. » (p 34). En réélaborant sur l’Acte des Apôtres, Joachim détermine que cette plénitude doit être concrètement redue possible par la règle : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail » pour en arriver ensuite à la règle établie dans l’Acte des Apôtres : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Marx posera lui-aussi comme finalité théorique et pratique « le recouvrement de l’Homme par lui-même » par le biais d’un changement égalitaire des conditions matérielles d’existence, lesquelles incluent les institutions sociales ainsi que les niveaux conceptuels et spirituels, c’est-à-dire psychologiques dans l’acception moderne,  afin de permettre à l’Être humain de mettre fin à son aliénation religieuse – laïcité -, politique – démocratie – et humaine – égalité/liberté communiste. (Voir le « Triptyque de l’Emancipation »dans la Sainte Famille comprenant la Question juive,   https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900.htm ) Joachim  répète souvent ce principe dialectique fondamental, par exemple de nouveau dans le Livre IV : « toutefois pour les hommes ce qui est spirituel ne vient pas en premier, mais ce qui est animal, et seulement ensuite ce qui est spirituel. » (p 302) 

Il reste qu’en se retirant en Sila pour fonder son nouvel ordre monastique, Joachim disposa dès le départ et jusqu’à la fin de sa vie de l’appui empressé et puissant de la Cour normande puis impériale souabe-normande. Le Domaine de Fiore, de propriété royale puis impériale, qui fut cédé au nouvel ordre du même nom par les successeurs de Roger II, était très étendu et très riche. Cette dotation reconfirmée et suivie de plusieurs autres jusqu’à Frédéric II avait nécessairement un but politique. En 1130, Roger II avait contraint le pape ou anti-pape Anaclet II à le reconnaître comme Roi de Calabre, Sicile et Pouilles  alors que l’autre pape Innocent II « était soutenu par Bernard de Clairvaux et l’ensemble des Etats européens » (v. https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_II_(roi_de_Sicile) )

En effet, les cisterciens étaient très liés avec les Normands d’Angleterre et la monarchie française. Le nouveau royaume méridional était très joliment cosmopolite, comprenant des peuples et des croyances diverses, des héritiers des Enotres et des Bruzis, des Grecs et des Romains antiques, des Arberèches d’origine albanaise et de rite gréco-catholique, des Grecs plus récents qui avaient fui les persécutions iconoclastes de certains empereurs byzantins du VII au IX Siècle à commencé par Léon III en 730, à tel point que les nombreuses communautés monastiques basiliennes furent désignées comme Nouvelle Thébaïde, en référence au monachisme Égyptien d’origine, et, bien entendu, jusqu’aux Arabes, particulièrement en Sicile, où ils transmirent aux nouveaux dirigeants normands leur haute culture, nourrie par la traduction des textes anciens, qui provoquera la Première Renaissance dont l’œuvre de Joachim est sans doute la pointe avancée en Occident. L’œuvre pythagoricienne-christique de Joachim avait aussi pour but affiché d’unifier le Royaume dans sa spiritualité œcuménique –scientifique et de le moderniser politiquement contre les archaïsmes narratifs ecclésiaux, dont la contradiction entre le temporel et le spirituel travaillant la papauté, archaïsmes qui ne correspondaient plus aux exigences du temps.

3b ) Père, Fils et Esprit Saint, servitude, discipline et liberté.

Joachim écrit : « Le Père impose en effet le labeur de la loi, parce que c’est la peur ; le Fils impose la fatigue de la discipline, parce qu’il est sagesse ; l’Esprit Saint montre la liberté, parce que c’est l’amour. Car là où règne la peur, règne la servitude; là où règne le magistère, la discipline; là où règne l’amour, la liberté. Néanmoins, puisqu’il n’y a qu’une seule volonté et que l’œuvre est des trois, la liberté a été donnée aux hommes par le Père, comme père, et par le Fils parce qu’il est frère, vice-versa la servitude de la bonne action a été imposée par l’Esprit Saint, parce que Lui aussi est crainte et sagesse » (p 127) Il ajoute « Là où est l’Esprit Saint, là règne la liberté » (Idem)

Joachim pose la dialectique trinitaire comme l’axe invariant autour duquel s’organisera le développement historique. Le Père qui n’est pas engendré engendre le Fils alors que le Père et le Fils engendre le Saint Esprit, ou la conscience.

L’Âge du Père renvoie à l’Autorité et à l’obéissance, à la société des conjoints mais aussi, ce que je suis le premier à noter, à la « chaire », soit, en réalité, à la Nature. (p 270 et suivantes). Nous pouvons donc affirmer sans peur de commettre un anachronisme que commence ici la conception dialectique moderne conjuguant la Dialectique de la Nature – le Père -, la Dialectique de la société ou histoire – le Fils- toutes deux conjuguées selon les Époques – Âges et Sceaux ou conflits – par la Conscience des sujets – Esprit Saint. A mon grand émerveillement Joachim avait devancé mon Introduction méthodologique !

Joachim affronte la double question des peuples pré-bibliques et de la double lignée biblique, celle des Rois représentant le Père, la chaire donc la Nature, et celle des Juges représentant le Saint-Esprit, la conscience que les ordres monastiques sont censés porter. A la page 176 il écrit « Mais l’utérus de la femme est fertile en raison de l’abondance des ovules. » Car Joachim est un fin lettré, il n’ignore pas que la médecine, comme l’architecture, servit de refuge aux pythagoriciens dans leur retraite dans l’underground depuis la destruction violente de leur Ecole à Crotone vers 450 av. J.C. Notons que Jure Vetere innova aussi en réinterprétant le Nombre d’Or à la lueur des nouvelles connaissances mathématiques arabo-normandes à Palerme qui permettaient de bâtir des espaces plus hauts et plus lumineux. Les niveaux de la Nature, de l’Histoire et de la Pensée furent toujours compris comme des niveaux distincts mais complémentaires, ce dont témoigne aussi l’Académie – pythagoricienne – de Platon lequel, comme son maître Socrate, fut initié en Calabre et en Sicile. A l’époque de Joachim, l’Ecole salernitenne de médecine était la plus avancée et la plus fameuse dans le monde occidental et utilisait elle-aussi les figures et schémas selon la méthode mis en œuvre par Joachim. (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_m%C3%A9decine_de_Salerne )

La discussion portera, dans le Livre IV, à la critique de la dérive mondaine de l’Eglise et des ordres monastiques, dont les Cisterciens, qui régressaient vers une matérialité vénale par leur prétention temporelle. Selon la dialectique trinitaire syllogistique le Christ devient le point de conjonction des deux lignées, roi et juge, mais uniquement pour présider à son dépassement historique puisque l’Esprit Saint, la Conscience, est pour tous.  C’est pourquoi on peut affirmer que non seulement Joachim met en scène une véritable dialectique, mais qu’il le fait au plus haut niveau, en distinguant le niveau naturel, le niveau historique-social et le niveau conceptuel-théorique.

Au passage, pour comprendre la grandeur méthodologique de Joachim, il n’est pas inutile de comparer le schéma des 4 éléments, très répandu – feu, air, eau, terre – qu’Isidore de Séville reprendra à sa façon toute empreinte d’astrologie, avec la figure des 4 grandes étoiles et leurs constellations qui forment le Tétramorphe – et nous donnent les symboles zodiacaux spécifiques aux 4 Evangiles. On comprend mieux l’opposition farouche des Pères de l’Eglise contre l’inclusion d’autres « évangiles ». On sait également que les 7 planètes seront associées à ces caractères alchimiques –pré-chimiques – et que Joachim les reliera allégoriquement aux 7 intelligences, mais selon une pensée plus scientifique qui inaugure une véritable science cognitive.  Le Schéma d’Isidore de Séville est très présent dans l’école de médecine salernitaine et peut être admiré dans le magnifique Giardino della Minerva à Salerne.

Pour sa part, Joachim fait parfaitement la différence entre le domaine naturel – rerum natura des pythagoriciens à Lucrèce à Isidore et à Salerne – et le domaine historique et social puisque leurs ontologies et leurs méthodologies sont forcément différentes. On sait que Giambattista Vico fera de la démonstration de cette différence la base de sa Scienza Nuova qui fonde l’Histoire et les sciences sociales comme des matières scientifiques à part entière. Et de fait, la phobie de Vico contre les savants rationnels qui dénigrent l’Histoire, reflète très précisément les dures critiques de Joachim contre la logique des écoles scholastiques, logique littérale éloignée des bases ontologiques de la réflexion, donc de la dialectique pythagoricienne, même s’il accorde malgré tout une motivation éthique à Abélard. Les scholastiques restent empêtrés dans les catégories et les oppositions statiques aristotéliciennes sans être capables de différencier entre les distincts et les opposés, une des bases de la réflexion logique. Il critique ainsi vertement Descartes pour sa prétention dénigrante selon laquelle les historiens peuvent en savoir autant sur l’Histoire que sa propre servante … Malgré sa tolérance humaine et sa compréhension des tensions naissant dans la pensée des gens honnêtes, Joachim critiquait également Valdo de Lyon pour son attachement à la lettre de l’Ancien Testament qu’il s’était fait traduire à ses frais pour pouvoir le lire personnellement et qui conduisit ce riche marchand à critiquer l’Eglise catholique.  

Voici le Schéma d’Isidore de Séville, auteur d’un De Natura rerum, sur les 4 éléments (voir : https://www.christies.com/en/lot/lot-5662535 ) :

A ce lien vous trouverez le Schéma de Joachim sur le Tétramorphe pris dans la version des roues du charriot de Ezéchiel : Voir Il Cocchio divino di Ezechiele: la ruota bella ruota dans https://it.wikipedia.org/wiki/Liber_Figurarum

La transition dialectique entre la Nature, la Société et l’affirmation de plus en plus parfaite de la Conscience est donc bien la clé de la monade trinitaire joachimite. Joachim le répète avec insistance en prenant appui sur l’Apôtre universaliste Paul et sur l’Acte des Apôtres notamment, en opposant les réalités terrestres et spirituelles, la Lettre et l’Esprit, la Chaire et l’Esprit, le Vieux testament ou l’Âge du Père étant associé à l’état de Nature.  Au début du Livre I de la Concorde, il affirme en référence aux évènements – ou tribulations – décrites par l’Ancien Testament : «… j’ai jugé bon de les réunir dans ce premier livre, non selon l’esprit, mais selon la lettre, et d’y faire allusion plutôt que de les écrire en détail ; et donc, selon ce principe, que ce ne soit pas ce qui est spirituel qui vienne en premier, mais ce qui est matériel, et ensuite ce qui est spirituel, afin que l’enfance pieuse soit d’abord enseignée selon la lettre, et qu’ensuite suive l’intelligence mystique propre aux aînés. » (p 38) ou encore au tout début du Livre II citant l’Apôtre Paul : « Le premier homme tiré de la terre, dit l’Apôtre, est terrestre, le second, tiré du ciel, est céleste. L’homme terrestre, ce sont les hommes terrestres, et l’homme céleste, ce sont les hommes célestes” (c’est-à-dire le Premier et le Second Testament et les trois Âges).

Il poursuit : “Lorsque nous étions enfants, nous parlions comme des enfants, nous comprenions comme des enfants, nous raisonnions comme des enfants, mais lorsque nous sommes devenus adultes, nous avons abandonné ce qui est enfantin ». (p 59) On voit mieux pourquoi il attachera une telle importance aux 7 intelligences et à leur épanouissement historique qui permet l’ouverture des Sceaux au fur et à mesure. Vico fera de même mais développera cette maturation intellectuelle tant sur le plan historique général, la Scienza Nuova, que sur le plan personnel, les deux étant strictement reliés, comme le démontre son Autobiographie. Il ajoute : « L’homme naturel, comme le dit toujours Paul, ne comprend pas les choses de l’Esprit de Dieu. Pour lui se sont des bêtises qu’il ne peut pas comprendre, puisqu’elle doivent être évaluées spirituellement (…) « À ce stade, un Juif pourrait peut-être me dire : « Je ne suis pas l’homme terrestre qui, comme nous le savons, a péché au paradis, mais j’obéis à Moïse, que je connais comme un homme juste et saint, un homme très juste et un ami de Dieu. » Mais que puis-je dire, si par leur dureté de cœur, puisqu’ils étaient encore terrestres, il leur permit encore pour un certain temps nombres de choses qui ne sont pas propres aux saints, il leur permit des choses non pas célestes mais terrestres, temporaires et non éternelles ?» (pp 60-61)

Ou encore au Livre III, pour bien se faire comprendre en retournant jusqu’à l’histoire antique pré-testamentaire, donc en posant une optique humaine universelle et en soulignant la similarité entre le passage –calendaire – de la Lune au Soleil, ce qui s’inscrit dans la lignée universaliste latine de Paul à Saint-Grégoire – notamment la problématique de Pâque et celle du Samedi ou encore la 7ème  époque du « repos » ou de la plénitude de l’« Homme parfait », socialement et individuellement épanoui : « Notez la parole et prenez note du mystère ! Toute éloquence appartient au Verbe, toute compréhension spirituelle à l’Esprit. Donc, l’un vient en premier, l’autre après. Il y eut d’abord le législateur Moïse, éduqué dans la connaissance des Egyptiens, puis vint Josué (…) Paul est venu le premier, très heureux dans sa prédication en Asie, puis Jean est venu (…) Savez-vous pourquoi? Parce que le Verbe est venu en premier, l’Esprit l’a suivi. » (p 180). L’existence précède la conscience.

L’Âge du Fils renvoie aux clercs. La hiérarchie sociale se réorganise sur le principe de l’exemple fraternel christique plutôt que de l’obéissance au Père, encore proche de l’état de nature et de la force brute. Dans le Second Âge, les tensions surviendront lorsque la hiérarchie religieuse s’écartera de son magistère. La hiérarchie sociale s’organise ensuite dans le Troisième Âge autour de la liberté, de l’égalité humaine et de l’amour, ou fraternité en pratiquant la tolérance en vue de la paix universelle.

3c ) Le plan de la Concorde : Livres I, II, III et IV.

Le Prologue annonce la fin des temps présents et la transition vers un nouvel âge de l’émancipation. Après être passé par l’Âge du Père, puis du Fils correspondant aux deux Testaments, voici venir l’Âge de l’Esprit Saint ou de la conscience individuelle et collective. Joachim revendique humblement son rôle dans cette annonce, il affirmera souvent n’avoir rien d’un prophète mais d’être doté de l’« intelligence spirituelle » destinée à se généraliser. Il ancre le devenir historique et social de l’Humanité qu’il se propose de démontrer, dans la tradition astronomique des textes bibliques, particulièrement le Premier et le Second Testament mis en concordance par le biais des roues d’Ezéchiel et des deux chérubins qui se répondent l’un à l’autre, ainsi qu’en référence à Apocalypse de Saint-Jean qui permet de spécifier les « conflits » et les « tribulations » ou si on veut la lutte des classes . La dialectique trinitaire se développera ainsi durant les 3 Âges.

 Le Livre I : Joachim établit la chronologie de base de l’Ancien Testament, l’Âge du Père, selon sa progression trinitaire qui mènera inéluctablement à son dépassement dans l’Âge du Fils. En d’autres termes, il consolide sa narration testamentaire initiale en précisant la temporalité et le moteur des développements internes. Le devenir trinitaire, entendu comme syllogisme de l’émancipation humaine dans l’Histoire, se manifestera par la progression de la conscience ou des intelligences humaines ; à la lueur des conflits sociaux, ceci portera à l’ouverture successive des 7 Sceaux et au dépassement dans un nouvel Âge de l’Humanité.

Ce choix porte Joachim à se concentrer sur les concordances dans le monde biblique chrétien mais il est clair que le devenir historique est le même pour tous. Potestà écrit très justement dans son Introduction « Dans cette perspective, des personnages comme Orphée et Ulysse sont considérés comme des types de Christ » (p 11). Joachim explique :« Et si l’intention était de répertorier les évènements des nations, il est absolument nécessaire d’abandonner immédiatement le travail entrepris. Je ne me crois pas non plus apte à une telle entreprise, pour laquelle le savant prêtre Orosius a rassemblé un livre entier, afin qu’il ne reste pas caché à la postérité. Notre tâche consiste plutôt à passer rapidement en revue, dans ce premier livre, les évènements de l’Ancien Testament et à y poser les fondements de cette œuvre, afin que le lecteur averti puisse apprendre quelle concordance il faut chercher dans le Nouveau, lorsqu’il se souvient avoir lu des choses semblables dans l’Ancien Testament. Car, comme le dit l’Apôtre, toutes ces choses sont arrivées pour l’exemple, et elles ont été écrites pour notre instruction, pour nous qui sommes à la fin des siècles. » (p 48) Les narrations bibliques, entendues comme « mentir vrai » socratique doivent maintenant laisser la place à la logique du devenir trinitaire.

Le Livre II explique comment comprendre la « concorde ». Les nombres et les séries de générations doivent être respectés mais sans occulter le processus trinitaire en donnant trop d’importance à quelques écarts possibles. Après tout, dit l’auteur, les chroniques ne sont pas complètes et les copistes peuvent commettre des erreurs. Sur cette base, Joachim se met en devoir de dresser les séries de générations pour les deux testaments. Si dans le premier Âge la figure du Père dicte la logique dominante elle n’exclut pourtant pas la manifestation du devenir trinitaire vers l’émancipation qui mènera au dépassement dans l’Âge du Fils. Joachim dresse donc ses séries concordantes en les inscrivant dans un vaste processus historique inéluctable car dit-il « Et ces choses se produiront ; que le monde le veuille ou pas, elles se produiront ! » (p 40)

Le devenir trinitaire n’est rien d’autre que le syllogisme de l’émancipation. La prémisse majeure appelle – engendre – la prémisse mineure et toutes les deux mènent à une conclusion inéluctable. C’est pourquoi Joachim distingue si rigoureusement sa conception trinitaire, selon laquelle le Père n’est pas engendré mais engendre le Fils, les deux engendrant à leur tour l’Esprit Saint, de celles de Sibelius, d’Arien ou encore de la conception grecque du Filioque. « Sabelius voulait exposer cette problématique mais sa barque s’est échouée sur les écueils. Et Arien, en cherchant à éviter ce danger, finit dans la boue profonde. En fait Sabelius dit que Dieu est une seule personne, mais que par son vouloir il est maintenant le Père, maintenant le Fils, maintenant l’Esprit Saint. Arien, en désapprouvant ceci, dit que se sont trois personnes, mais distinctes – et c’est un blasphème que de le prétendre – dans leur essence et leur majesté. » (Psaltérion, p 11) Quant aux Grecs le Père engendre seul tant le Fils que l’Esprit Saint, supprimant ainsi le devenir syllogistique trinitaire.

Pour bien fixer ces phases historiques et leur dynamisme interne, Joachim donne comme unité temporelle une génération de 30 ans et montre comment l’intelligence selon la chaire – ou l’animalité et la nature – diffère de l’intelligence selon l’esprit. (Il faudra vérifier dans quelle mesure le choix d’une génération de 30 ans correspond au cycle approché de Saturne.) Ceci le conduit à donner deux séries dans le Vieux Testament, celle Rois correspondant au Père et celle des Juges correspondant au Fils. Le Second Âge inauguré par le Fils unit dans le Christ le Roi – la généalogie remontant à David selon la manœuvre d’ancrage culturel pythagoricienne employée dans les Évangiles – et le Juge, mais cette union a pour vocation son dépassement puisque le Saint Esprit ancré dans la nature et la société desquelles il procède établira la dominance de l’intelligence spirituelle.

Pour mieux fixer ce développement trinitaire général Joachim propose des illustrations successives permettant de préciser la théorie générale. La première concerne les schémas Alpha et Omega, la seconde concerne l’Arbre historique, la troisième introduit les trois cercles des 3 Âges alignés horizontalement chacun contenant en son sein trois cercles plus petits pour indiquer l’unité trinitaire qui meut l’ensemble. Grâce à ces élucidations Joachim peut alors revenir au Schéma Omega sans, bien entendu, prétendre le compléter, puisqu’il s’agit du 3ème Âge à venir.

Dans la Concorde n’apparaît pas encore la tentative joachimite de reformuler logiquement le tétragramme  hébreux dans l’optique du devenir trinitaire qui donnera sa fameuse Figure dite des « trois règnes » de cercles concaténés. (v. https://fr.wikipedia.org/wiki/Joachim_de_Flore ) Il propose plutôt et emblématiquement une référence à l’alphabet grec l’Alpha et l’Oméga : « La première définition – à savoir la concordance Père-Fils, nda – est indiquée par la lettre A, qui est une lettre triangulaire, la seconde par la lettre ω, dans laquelle est tiré un trait au milieu de deux traits » (p 81). Dans le Psaltérion Joachim tronquera l’angle au sommet de la lettre Alpha pour indiquer graphiquement que le Père – ou Nature- n’est pas engendré. Joachim établit ainsi le devenir trinitaire comme un processus de coexistence à dominance selon les Âges. Il écrit : « Ainsi puisque les personnes de la divinité sont trois, coéternelles entre elles et co-égales, selon ce qui à trait à la ressemblance des mêmes personnes il importe de retenir que le premier état d’Adam va jusqu’au Christ, le second du roi Ozia jusqu’au présent et le troisième du bien heureux Benoît jusqu’à la fin de ce monde » (p 81) Et il en va ainsi des deux autres personnes dans les concordances du Schéma A.   

Ce processus de coexistence à dominance est essentiel. Joachim se met en devoir de l’illustrer par d’autres moyens dont le graphique de base de l’Arbre historique donné à la page 101. La souche commune Père-Adam-Jacob, puis Ozia exprime déjà la trinité qui mènera au Christ et à Benoit selon la lignée que nous avons citée plus haut car elle représente l’axe principal du passage d’un Âge à l’Autre. Mais dans le déroulement historique des concordances l’expression des autres personnes ne disparaît pas. Pour donner un exemple moderne, le mode de production capitaliste établit la dominance de l’extraction de la plus-value par l’intensification structurelle ou productivité de la force de travail grâce à l’emploi des machines et à l’organisation du travail. Mais la productivité n’élimine pas le rôle de la durée du travail qui caractérisait les sociétés précapitalistes – la plus-value absolue – ni l’intensification conjoncturelle ou plus-value relative. Ces formes coexistent mais sous dominance. Avec le Mode de production socialiste-communiste la dominance de la productivité laissera la place à plus-value sociale, puisque la plus-value ne sera plus accumulée par le privé mais collectivement pour être réinvestie au mieux par la planification démocratique en donnant priorité aux besoins sociaux et individuels. Ce raisonnement vaut pour la coexistence à dominance possible des Modes de production.

Il existe toute une littérature sur l’analyse comparative des modes de production, à commencer par les analyses de Marx sur les Modes de production antiques, esclavagistes, féodaux, voire socialistes, qui est malheureusement oubliée et négligée aujourd’hui du fait de l’hégémonie décervelée du marginalisme, en particulier spéculatif, qui, en falsifiant l’évolution psychologique humaine – les Âges et les Sceaux de Joachim ! – voudrait prétendre que la « mentalité acquisitive » marginaliste est une donnée ontologique pérenne qui prévaut diachroniquement et synchroniquement. Même l’école historienne allemande avec Gustav Schmoller ne prit pas cela au sérieux, un mètre subjectif ne pouvant quantifier le « calcul des joies et des peines » proposé par M’enger et al. Mais en abusant de la sélection universitaire et culturelle, l’Ecole autrichienne réussit à imposer cette inepte doxa du « marché roi », c’est-à-dire de l’hégémonie du parasite-exploiteur que Marx dépeint comme l’homme aux écus dans le Capital, Livre I. la dernière mouture de cette supercherie prend la forme de l’« ethnologie indigéniste » anti-Rousseau et anti-Marx, par exemple celle de David Graeber, mort jeune. On peine à comprendre comment des gens ayant une minime formation puissent prendre ce charabia informe au sérieux.    

Aussi Joachim exprime graphiquement l’idée par trois grands cercles alignés les uns à côté des autres contenant chacun trois petits cercles internes, le devenir trinitaire interne. (p 130) Il le fait de même pour la double série des Pères et des Juges : les 12 patriarches représentant la figure du Père, les 12 chefs de tribus celle du Fils et les 12 chefs d’Israël l’Esprit Saint ; auxquels répondent pour le Second Âge les 12 apôtres avant Jésus représentant le Père, les 12 mêmes devenant apôtres représentant la figure du Fils et les 12 églises – le 5 plus les 7 créées à Éphèse par l’apôtre universaliste Paul. Nous verrons qu’au Livre 3 ceci sera exposé très spécifiquement dans « la chaussée de marbre » comme une « monade » pour reprendre le terme que G. Bruno donnera à ce cœur dialectique repris par la suite, à leur manière par Spinoza – natura naturans – et Marx – matérialisme dialectique et loi de la valeur de la force de travail – et de manière renversée par le rosicrucien Leibnitz puis, à sa suite, par Hegel.

On comprend mieux pourquoi Joachim respectueux des nombres et des séries n’est pas dogmatique au point de permettre à un raisonnement littéral d’interférer avec l’expression dialectique concrète du devenir dans l’Histoire. Surtout s’agissant de remettre à jour une « narration » dominante sans l’attaquer de front. Dans le Livre 3, il ajoutera la variable des intelligences pour mieux rendre comptes des « conflits ».

Arrivé à ce point, Joachim peut revenir pour conclure cette grande fresque du devenir historique sur le Schéma Oméga, qui est la conclusion du processus par l’ouverture du Troisième Âge. Bien entendu, contrairement à ce qu’escomptait Potestà, qui y voit une contradiction, Joachim ne cherche pas à prédire ou à établir une concordance précise matérialisant les 3 personnes dans ce troisième Âge puisque cela constitue la conclusion du syllogisme trinitaire. Bien entendu la Trinité ne disparaît pas, comme indiqué par les trois petits cercles internes au cercle du troisième Âge, mais ici la tension disparaît et cette union – ou « entité contradictoire » du Sujet historique individuel et collectif selon ma correction de l’absurdité hégélienne de l’« unité des contraires »  –  donne la plénitude de l’Homme individuellement et socialement libre et émancipé. C’est de « l’identité contradictoire » du Sujet, individuel et collectif, qu’il s’agit et qui allie activement en lui la Dialectique de la Nature et la Dialectique de l’Histoire. 

 Joachim avait d’ailleurs annoncé cette finalité du développement historique en citant dans le Prologue l’universaliste Paul : « Et un peu plus avant « Va Daniel, car les paroles sont écrites et scellées jusqu’au temps établi ».  Et s’il en est ainsi, il est clair qu’il n’est pas donné à un seul de tout savoir, mais que ceci est concédé aux uns et aux autres séparément, selon la mesure de l’Esprit, jusqu’à ce que, comme dit l’Apôtre « nous arrivions tous à l’homme parfait, au terme de la plénitude de l’Âge du Christ.» » (p 34)  Pour autant, la mise en place du troisième Âge n’exclut pas les conflits avant d’arriver à la plénitude. Aussi, les moines annoncent et préparent le Troisième Âge, ce qui n’exclut pas les relaps mondains comme ceux que Joachim reproche aux Cisterciens.  Les marxistes et maoïstes tireront les mêmes conclusions, Mao retrouvant et paraphrasant l’expression de Saint Mathieu : « ils agitent le drapeau rouge pour trahir le drapeau rouge ». Bref, la transition ne sera pas de tout repos, mais l’important ce sera – Livre 4 – de spécifier au mieux l’ouverture des 6ème et 7ème  Sceaux – époques – menant à l’inauguration du Troisième Âge. Ce que Joachim se sent de pouvoir dire avec sûreté c’est que le Nouvel Ordre – monastique – social passera par une phase de préparation à l’égalité selon le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon sont travail » pour ensuite appliquer la règle de l’Acte des Apôtres « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Le Livre III expose plus en détail la théorie des 7 Sceaux et la résume dans le graphique de « la chaussée de marbre », la monade dialectique trinitaire. Déjà au Livre I Joachim avait donné un aperçu de ces 7 époques ou « conflits » historiques et de leurs concordances dans les deux premiers Âges. Il s’appuie sur l’Apocalypse de Saint Jean, c’est-à-dire sur l’Apôtre le plus conscient de l’astronomie et du développement conflictuel des temps qui répond et spécifie plus précisément les quelques éléments fournis par Ezéchiel et Daniel. On est alors très loin de la narration statique de Saint-Augustin dans sa Cité de Dieu. Le salut de l’Homme se fait dans le devenir historique de manière conflictuelle selon la tension trinitaire.

Joachim avait pris soin de spécifier sa méthode conceptuelle des concordances, par exemple à la page 35 du Prologue  concernant l’acception spirituelle des « nombres » – voir ci-dessus – mais il avait pris soin de spécifier la méthode dans le Livre II : « Nous définissons spécifiquement la concorde comme une ressemblance de proportion égale entre le Nouveau et l’Ancien Testament. En disant égale, nous nous référons plus au nombre qu’à la valeur : à savoir quand personne et personne, ordre et ordre, conflit et conflit se regardent avec des regards réciproques en vertu d’une certaine ressemblance, comme Abram et Zacaria, Sara et Elisabeth, Isac et Jean Baptiste, Jacob et l’homme Jésus-Christ, les 12 patriarches et les apôtres du même nombres, et autres similaires. » (p 68) L’analyse des 7 Sceaux, qui repose sur les 5 sens, et de leur ouverture renvoient ainsi à l’expression des 7 formes d’intelligences typiques –topologique, allégorique, contemplative, anagogique etc. – à différents niveaux, de personne à personne, de peuples à peuples, d’Etat à Etat. Ce développement dialectique est résumé par le graphique (monadique) de la « chaussée de marbre » qui spécifie pour les 7 Sceaux – ou « tribulations » –  les correspondances graphiquement résumées dans l’Arbre des 3 Âges historiques. Dans les deux cas la dialectique trinitaire est donnée dès le début – monade – et se développe ensuite selon le niveau précis de l’analyse, Âge ou Époques – ou Sceaux.

Ici aussi, il ne peut pas être question pour Joachim de donner graphiquement le détail des Époques dans le Troisième Âge. Il ne prétend être ni voyant ni prophète. Ce qui lui importe plus particulièrement c’est de préciser au mieux, en analysant pour ainsi dire « l’esprit du temps » et ses matérialisations individuelles et collectives, la fin du 6ème Sceau et l’allure probable du 7ème et dernier Sceau du Second Âge dans lequel il vit. Et ceci l’amène à situer le passage au Troisième Âge vers 1260. Dans le décompte stabilisé des 42 générations de 30 ans par Âge, Joachim place le début de la 41 génération en 1200-1201, de sorte que la fin présumée de la 42ème adviendrait en 1260. On a déjà vu que malgré la récupération millénariste catholique à laquelle succombe encore Potestà dans l’Introduction, Joachim ne croit pas à la venue d’un quelconque Antichrist avant le « sabbat » mais il prévoit des tribulations finales sans égales dans l’Histoire de tous ceux qui s’opposeront à l’annonce et à l’Avènement du Troisième Âge, qui n’est pas un jour de repos augustinien ni le «salut » chrétien selon Pierre Lombard soumis à la hiérarchie ecclésiale.

Il spécifie : « Et je le dis clairement «en effet, le temps est proche durant lequel ces choses devront advenir; mais seul le Seigneur lui-même connaît le jour et l’heure. Cependant, fondé sur la construction de la concorde,  je retiens qu’une paix par rapport à ces maux est concédée jusqu’à la fin de l’année 1200 de l’incarnation du Seigneur ; à partir de ce moment, pour que ces choses ne surviennent pas à l’improviste, je dois toujours considérer les temps et les moments. Il y aura alors une grande tribulation, telle qu’il ne s’en est jamais vérifiée depuis le début du monde, ainsi qu’il résulte clairement du livre de l’Apocalypse à parti de l’ouverture du 6ème sceau  …» ( p 221-222) Et encore : « Dans l’Eglise en vérité la quarante-unième génération commencera durant l’an 1201 de l’incarnation du Seigneur. » (p 291). Et encore :  « Dans l’Eglise, la quarante-deuxième génération commencera durant l’année et l’heure que Dieu connaît. Et durant cette génération, suite à la conclusion de la tribulation générale suivie par la soigneuse séparation du bon grain de l’ivraie, il montera de Babylone un nouveau guide, à savoir un nouveau pontife universel de la Nouvelle Jérusalem, c’est-à-dire de la sainte mère l’Eglise, en référence à quoi il est écrit dans l’Apocalypse « Je vis un ange qui sortait de l’orient, et qui avait le sceau du Dieu vivant, et avec lui le reste de ceux qui avaient été opprimés. » (p 293-294) .

Joachim, moine, s’inscrit alors lui-même dans la lignée de Saint-Benoît, fondateur de l’ordre monastique latin, duquel il s’inspira pour rédiger la Règle de l’Ordre de Flore. « Ora et labora » On sait que la fin de la rédaction du Livre IV de la Concorde correspond avec son départ en Sila, pour fonder la maison mère de l’Ordre de Flore à Jure Vetere, chargé d’annoncer le Troisième Âge, l’Âge de l’émancipation, de la tolérance et de paix générale.

Le Livre IV offre la conclusion en rappelant le double processus de la marche trinitaire des Âges et des conflits – ouvertures des Sceaux – particulièrement pour la 6ème et la 7ème époque. Il ne s’agit aucunement d’une redite. Alors que le Prologue et le Livre I avaient annoncé l’enjeu de la Concorde et exposé la méthode, le Livre IV expose les conflits marquant le passage au Troisième Âge en spécifiant plus concrètement et sans détour les conflits présents, ceux qu’il avait déjà prévu au Livre III pour la 41ème génération, la sienne, et la 42ème. Car c’est le destin de l’Eglise ou, mieux, de la Communauté qui est en jeu. Il dénonce ainsi l’Eglise dans sa tendance à devenir la Nouvelle Babylone (« figli della Nuova Babylonia », p 287) ainsi que les Cisterciens qui deviennent mondains et qui, comme le montre son attaque à Geoffroy d’Auxerre, se méprennent sur les enjeux contemporains, en particulier sur l’opposition entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.

Ces attaques, disons « éthico-politiques », pour reprendre une expression de Gramsci, conservent aujourd’hui tout leur « souffle », elles parlent encore intimement à l’âme des contemporains. On sait que G. Vico, repris par Paul Lafargue, avait montré que l’étymologie du terme « âme » était « souffle », c’est-à-dire la Vie menant au développement de l’instinct – les 5 sens de Joachim – et à l’éclosion de l’Intelligence et de ses 7 formes destinées à mener à l’émancipation spirituelle commune. La Conscience dit le pythagoricien Socrate selon Platon fait la différence entre le Bien éthique et le Bon utilitaire.

Pour Joachim, les moines, dont les Cisterciens auxquels il appartenait encore, ont pour mission d’annoncer l’Esprit Saint et d’en préparer l’avènement. Ils ne devraient pas avoir pour mission de défendre les absurdes prétentions temporelles des papes. Or, dit-il, ils transforment « l’Or en plomb noirci » (284) reniant ainsi leur mission spirituelle historique. Ces moins dévoyés « n’accèdent pas à l’autel à travers Dieu, mais à travers les hommes, et certainement pas par considération des gains divins, mais pour obtenir un don temporel. Et, en effet, il ne cherche pas à prendre soin du troupeau, mais d’eu- mêmes, ni D’ALLAITER LEURS PETITS mais plutôt de dominer la plèbe.» (p 285) Et encore : « Mais même ces PETITS à qui fut ôté le lait RÉCLAME DU PAIN ET IL NE SE TROUVE PERSONNE POUR LE DÉCOUPER POUR EUX ; en fait, certains comprenant d’être mal versés dans les Écritures canoniques, cherchent qui pourrait éclairer leur lanterne et ne trouvent personne, car chacun cherche son propre intérêt plutôt que celui de Jésus Christ. » (p 285) à savoir, celui de la Communauté.

Joachim ira même jusqu’à rappeler sa version de la donation de Constantin : l’empereur ayant offert au pape Sylvestre le pouvoir temporel, celui-ci le refusa comme n’étant pas conforme à la mission humblement spirituelle de la papauté. Ici aussi on se demande comment Podestà, professeur dans l’université catholique de Milan, s’arrange pour passer à côté du texte de Joachim qu’il prétend introduire, puisqu’il prétend tout bonnement que l’accusation de Nouvelle Babylone est dirigée contre l’empereur ! On sait que Innocent III et les « joachimites » papistes, prenant vite la forme des franciscains conventuels dogmatiques, iront jusqu’à prétendre que Frédérique II était l’Antichrist prédit – selon eux et selon Potestà – par Joachim lui-même. Innocent III – et Potestà après lui – chercheront même à accréditer la thèse selon laquelle le pape comme le Christ de Joachim réunirait en lui les deux lignées des Rois et des Juges !!! En accord avec Pierre Lombard, il n’y aurait dès lors plus de dépassement égalitaire et émancipateur possible.

On comprend cependant mieux pourquoi, selon Potestà, parlant par euphémisme, Joachim déclare se livrer à « un bilan préoccupé de l’Eglise de son temps ». (p 22) Finie la rédaction du Livre IV de la Concorde Joachim était prêt à monter en Sila pour mettre en œuvre son grand projet de réforme spirituelle et sociale en fondant le monastère de Jure Vetere (en référence pythagoricienne ouverte à la Loi Antique.) En calabrais, « jure » signifie fleurs tout comme le terme italien « fiori ». Le patronyme ancien du domaine royal cédé à Joachim pour la fondation de l’Ordre de Flore est « Fiori » et remonte au temps des Romains. Une légende locale tenace veut que Joachim ait fondé son monastère à Jure Vetere lorsque des bœufs se seraient arrêtés à cet endroit précis. L’origine de cette fable, qui occulte l’origine pythagoricienne de Jure Vetere, vient de la tradition des Grecs antiques qui procédaient ainsi pour fonder leurs nouvelles colonies en y voyant les bons auspices des dieux. Les bœufs partant ensuite en holocauste. (14) La Calabre fut jadis la prospère Magna Grecia.

Cependant par le biais de ces développements critiques et sans fards, Joachim saisit l’opportunité non seulement pour faire la critique de l’Eglise et des Ordres monastiques en pleine dérive mondaine et temporelle, mais aussi pour spécifier les caractéristiques principales découlant nécessairement de l’aboutissement du syllogisme trinitaire de l’émancipation humaine dans le Troisième Âge, à savoir la liberté, l’égalité par la propriété collective et la possession privée, l’amour – ou fraternité –, la tolérance  et la paix universelle.

C’est pourquoi il fonde son propre Ordre monastique, plus rigoureusement spirituel que celui des Cisterciens. Ironie de l’Histoire, toute la malveillance des papes depuis Innocent III ne réussit pas à effacer le message de Joachim et de Jure Vetere, lieu de la première Abbaye de Flore, dont les ruines sont aujourd’hui en un état d’abandon indécent du fait de l’incurie régionale et locale. Répétons que Innocent III était le fidèle disciple de Pierre Lombard, le théoricien sorbonnard – comme plus tard Bonaventure et Saint Thomas – de la quaternité biblique réfutée par Joachim, selon laquelle il ne pouvait y avoir de salut pour les peuples hors de la soumission à la hiérarchie ecclésiale. Même au Concile de Anagni – 1254-55- Joachim ne put être attaqué de front car il avait écrit sur l’ordre et avec l’appui de trois papes successifs. En outre, comme nous l’avons déjà dit, la tentative de fondre l’Ordre de Flore dans l’Ordre cistercien après la mort de Joachim en mars 1202 se heurta à la règle selon laquelle un ordre monastique ne pouvait pas régresser vers une règle moins rigoureuse.

Flore retint ainsi une certaine autonomie, et resta fidèle à son Abbé fondateur comme le démontre l’antiphone et la lampe qui brûla longtemps dans la crypte de l’abbaye reconstruite à San Giovanni in Fiore après que Jure Vetere eût été brulé dans des circonstances non-éclaircies en 1214 et que certains moines s’étaient rebellés sous le prétexte que la location de Jure Vetere était située dans la « frigide Sila ». Concernant cette Antiphone : « … une enquête de de Cosenza Gennaro Sanfelice du 1 mai de 1680 témoignait d’un culte immémorial et d’un rituel remontant au XIII siècle. (…) Il émerge avec clarté que l’antiphone des Vêpres entendue et lue par le poète suprême inspira les vers dantesques (Paradis, XII, 139-141) » (Gioacchino da Fiore « il calavrese abate Gioacchino di spirito profetico dotto », La Provincia di Cosenza, N. 604, 10/12/1997, p 119)  

Le retrait à San Giovanni in Fiore placé sous le patronage de Saint Jean Baptiste, donc avant même l’annonce du Second Âge, était digne d’Innocent III et de la nouvelle Curie qui de fil en aiguille ira jusqu’à la création de l’Inquisition avec sa kyrielle de crimes contre les Hommes et contre l’Esprit. Ratzinger, chef de l’inquisition moderne, la Congrégation de la foi, était cohérent avec l’Eglise régressive et renégate depuis Joachim, et avec Bonaventure. Mais cette manœuvre eut peu de succès. Le successeur de Joachim, l’Abbé Matteo était un fidèle parmi les fidèles, il réussit à faire prospérer son Ordre et à disséminer les livres et le message de Joachim. Jusqu’en Toscane – Dante et les Joachimites populaires – et très au-delà. Frédérique II lui reconfirma en outre toute ses possessions. (Voir les 2 volumes du livre fondamental de romano Napolitano S. Giovanni in Fiore, monastica e civica, 1981)   

Cette histoire de l’émancipation éclairée par Joachim et reprise par tant d’autres, dont Karl Marx, continue son inéluctable chemin, malgré des hauts et des bas. Les batailles pour la réforme agraire italienne, relancées par la Révolution napolitaine de 1799, puis après la Première et la Seconde Guerre Mondiale – Paolo Cinanni et les « usi civici » après 1943, etc. – montre bien que le message de l’Abbé calabrais, doté d’esprit prophétique selon Dante, avait continué à nourrir les batailles et les résistances des habitants de San Giovanni in Fiore et de la Sila. Paolo Cinanni, avec son acuité et sa probité intellectuelles, regretta le fait que lui et ses camarades, qui connaissaient mal l’Histoire profonde de l’Altopiano silano aux débuts de leurs luttes, ne s’étaient pas appuyés sur cette conscience collective profondément ancrée face aux usurpations par les notables des terres abbatiales possédées et travaillées jadis en commun, selon un principe que G Winstanley retrouva ensuite et qui est différent des « biens communs » anglo-saxons ou écologiques modernes, qui ne prétendent remettre en question ni la propriété, ni l’organisation du travail, ni la gestion commune de l’allocation des fruits du travail. 

J’ai déjà commenté le Tableau XII du Liber figurarum concernant le Nouvel Ordre monastique et social. (dans   http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/ ) Soulignons que la propriété de l’immense domaine de Fiore sur l’Altopiano silano étant royale-impériale et qu’elle fut cédée à l’Ordre de Flore tout en restant domaine d’Etat. De ce fait cette propriété était légalement inaliénable, ce qui nourrit les luttes paysannes et citoyennes au fil du temps et à mesure que les occupations abusives se multipliaient avec l’appui des papes depuis Innocent III. Dans l’Ordre de Flore, la propriété était commune dans les abbayes membres et les travailleurs avaient le droit de jouir de la possession et en particulier du fruit de leur travail. Ils étaient d’ailleurs connus dans les textes légaux anciens comme « communistes » dans le sens étymologique du terme, une réalité qui touchera nombres de réformateurs au Moyen-âge et longtemps après, dont Gerrard Winstanley en Angleterre, sans parler des socialistes et des communistes  modernes, en passant par les Taiping chinois. (15)    

Dans son œuvre et tout particulièrement dans la Concorde Joachim pose les principes clés de son nouvel ordre égalitaire – « communiste » – du Troisième Âge de l’émancipation générale humaine, principes qui restent fondamentaux aujourd’hui. Il avait repris la devise de Saint Benoît « Ora et labora ». S’inspirant de l’Acte des Apôtres, il pose l’idéal : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » et, pour assurer la période de transition « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail ».

Voici comme s’exprime Joachim : « Et donc, (les 5 premières abbayes de l’ordre cistercien enrichi) comme les patriarches du peuple (les 5 tribus d’origine) jouissaient en voyant prospérer leurs familles, de même celles-ci jouissaient de la possession de moutons et de troupeaux d’élevage ; pourtant, toutes ces choses – qui ne relèvent pas tant de la condition élevée de la personne libre, mais plutôt de la condition déprisée de l’esclave – ne peuvent demeurer longtemps dans une telle condition. Il est absolument nécessaire qu’il y ait une vraie ressemblance avec la vie apostolique, selon laquelle on n’acquérait pas la possession d’une hérédité terrestre, mais plutôt on la vendait, comme il est écrit : « Tous ceux qui possédaient des maisons et des champs les vendirent et recueillirent les gains de ce qu’ils vendaient et les déposaient aux pieds des apôtres. On divisait ensuite entre les individus, selon le besoins de chacun … » (p 309) 

Dans son traité Sur la Vie et la Règle de Saint Benoît qui lui servit pour concevoir la Règle – aujourd’hui inexplicablement perdue – de son nouvel Ordre de Flore, Joachim met en garde contre la corruption et la concussion qui envahissent l’Eglise : « Pareillement il convient de prêter attention à ce que les poils de la nature charnelle ne les endommagent pas, à savoir les parents qu’ils aiment charnellement et auxquels ils élargissent les biens de l’Eglise destinés aux pauvres » (p 67) Il ajoute : « Mais s’il en est ainsi, pourquoi alors certains abbés ne désirent pas être considérés comme des pères mais bien comme des patrons, pourquoi ne veulent-ils pas être aimés mais craints, sans tenir compte de ce qui est écrit : il n’est pas de peur dans la charité, car la charité parfaite chasse la peur ? Ils aiment donc ceux qui par leurs chasses leur procure la nourriture, ils leur prêchent l’obéissance, comme s’il ne valait pas mieux rechercher la pauvreté dans la liberté d’esprit que de se préoccuper de cupidité, de sorte qu’avec le prétexte de l’obéissance, ou encore comme s’il ne fallait pas exiger d’un moine l’obéissance intérieure plus que celle extérieure, et les fruits de la justice plus que les trésors. » (idem p 65)

De toute évidence, l’Abbé calabrais était bien doté d’« esprit prophétique » ! Et Joachim de conclure par cette puissante image: « Au contraire, utilisant à ce propos un exemple : que font ceux qui reposent leurs espérances en de telles choses de la sentence émise par le Sauveur : si un aveugle guide un aveugle, tous deux tomberont dans le fossé. » idem p 65. En italien le terme « fossa » signifie également tombe ou caveau. ) Dans le Musée de Capodimonte à Naples on peut admirer le superbe tableau de Breughel l’Ancien qui, encore à son époque, faisait dramatiquement le même constat, ayant vécu et travaillé en Italie.

Joachim conseillait aux moines « de monter sur la colline », et de montrer l’exemple : « N’est-il peut-être pas vrai que un suivra mille, et que deux mettrons en fuite dix-mille ? Et que c’est cela même qui sera possible à Dieu, même si ceci semble impossible aux hommes, que la bienheureuse pauvreté ait de nombreux émules, que la liberté d’être pauvres possède de nombreux fils. Qu’y a-t-il de plus heureux en cette vie dépourvue de préoccupations, de peur des voleurs ou de soupçons, que la sobre absence de propriété aujourd’hui qui rende présentes les richesses dans le futur ? Mais en vérité, même contre ce choix de vie le diable conduit sa guerre, de manière d’autant plus forte qu’il est poursuivi par l’ardeur de l’envie » (idem pp 109 et 111)

4 ) Conclusion.

La montée de l’urbanisation et de la bourgeoise marchande pose déjà avec force à son époque la question des désordres produits par ce qui sera ensuite théorisé comme « mentalité acquisitive » du capitalisme. « What is the worth of a man ? » « Quelle est la valeur d’un homme ? » demandera Hobbes dans son Léviathan durant la révolution marchande anglaise ? Joachim est le premier à en avoir théorisé les dégâts ainsi que la nécessité d’un nouveau dépassement pythagoricien-christique, c’est-à-dire égalitaire. Son message sera reҫu même après que l’évolution des connaissances scientifiques et historiques – Galileo, G. Bruno et Vico entre autres – porteront tout naturellement à abandonner le « mentir vrai » biblique-joachimite, comme l’avait d’ailleurs prévu Joachim lui-même pour l’œuvre de la Conscience durant le 3ème Âge. Le Nouvel Ordre monastique et social imaginé si puissamment par Joachim comme annonce du Troisième Âge reposait sur la propriété commune et la possession privée fondée sur le travail et les besoins, cette organisation matérielle et institutionnelle assurant les conditions matérielles de l’émancipation des consciences. La marche vers l’Etat social avancé, ou encore vers le socialisme et le communisme achevé, n’est pas autre chose.   

Le nouvel ordre social continuera à inclure des ménages – coniugi – des clercs et des moines. La division sociale du travail et des intelligences, reconnues pour avoir toutes égale dignité entre elles dans la formation d’une Communauté égalitaire et harmonieuse, inclura travail, lecture et louanges, ou, si l’on veut, en termes modernes, le travail manuel, le travail intellectuel et la direction « spirituelle » ou éthico-politique  par ceux que les Bolchéviques appelleront justement les « travailleurs responsables ». Joachim écrit « Dans la patrie céleste – et par extension dans le 3ème Âge, nda – en réalité il n’en ira pas ainsi, mais toutefois il en ira de même, puisque, bien que la bataille – les conflits ou Sceaux, nda – soit finie, à chacun sera assigné la demeure qui lui est mieux adaptée de sorte qu’il recevra sa récompense selon son travail …» (Psaltérion, p 76) 

Il revient souvent sur cette idée dans son œuvre, mais cette rétribution selon la « diversité des mérites » est qualitative, elle ne doit pas entacher l’égalité générale ni la liberté de choix des individus. Elle doit, en outre, être lue dans le contexte de « la sécularisation de l’Esprit » – selon l’expression de Henry Mottu – mise en œuvre pas Joachim. « La différence entre réprouvés et élus est d’une autre nature, comme est d’une autre nature celle qui distingue ceux qui seront jugés et sauvés et ceux qui non seulement seront sauvés mais seront juges, de sorte que chacun recevra sa propre marchandise selon son travail » (idem p 85) Mais il en va ici comme pour la vocation des moines. Joachim est au fond un « communiste libertaire » :  « Mais quoi ? Il faudrait peut-être forcer tout le monde afin que, ayant abandonné toute possession, tous deviennent moines, même ceux qui non seulement ne le peuvent pas, mais aussi ceux qui le pouvant ne le veulent pas, puisque l’amour qu’ils ressentent est proportionnel à leurs connaissances ? Certainement pas ! Car il ne s’agit pas de nécessité, mais d’un choix volontaire » (idem, p 67)  

Pour faire bonne mesure, Joachim affirme que ces principes valent pour l’Eglise, et plus largement pour les structures dominantes le pape lui-même appelant les autres évêques « frères » et non pas « fils ». « Conséquemment même le pontife romain, qui est le chef de tous les évêques, n’eût pas l’habitude de les appeler fils, mais bien frères, puisqu’il est certainement plus humble d’avoir des frères plutôt que des fils, des cohéritiers plutôt que des héritiers ; de fait notre Seigneur Jésus Christ daigna appeler les apôtres frères, de sorte qu’il est l’aîné de multiple frères.  En fait, l’ordre de la raison n’admet pas que les pères servent les fils comme les frères leurs propres frères, même les moins âgés ;sans doute ce comportement est loué alors que l’autre apparaît absurde et presque détestable. Par conséquent, afin qu’il soit évident que l’ordre monastique appartient à l’Esprit qui procède du Père et du Fils, il fut nécessaire que dans ces antécédents il y eût ressemblance avec les patriarches, et dans ses successeurs avec les apôtres, de sorte qu’il soit clair que selon la concorde ils se correspondent. Et de même le style de vie terrestre de la promesse ne changea pas bien que fusse changée la succession (des Âges, nda ) comme c’est le cas aujourd’hui » (Concorde, p 309)

Joachim avait déjà expliqué – voir plus haut –  que la transition de la propriété privée à la possession commune, allant de pair avec la dignité du travail, sied mieux à la personne libre. (p 309) L’émancipation humaine générale est l’enjeu du devenir dialectique trinitaire dans l’Histoire. C’est pourquoi en conclusion du Livre IV il n’hésite pas à affirmer : « Et l’Evangile du Règne sera prêché dans le monde entier » (p 312). Mais dans la paix et la tolérance, prélude de ce que deviendra la laicïté par l’émancipation générale des consciences durant le 3ème Âge: « De nos jours ceux qui observent la Loi sont ces religieux qui donnent priorité aux traditions des plus vieux par rapport à la grâce de Dieu. De ce travers doivent se garder ceux qui, n’ayant pas en eux-mêmes la douceur de la charité, se lèvent contre les autres comme s’ils étaient plus justes qu’eux, uniquement parce qu’ils n’en partagent pas les habitudes. » (p 310)  

Cette annonce générale ne vaut pas uniquement comme Evangile Eternel, selon la tentative vite réprimée et occultée de Gérard de Borgo San-Donnino, encore toute empreinte de narration biblique, mais dans sa forme dialectique moderne, celle du devenir historique de l’émancipation humaine dans l’égalité, la liberté, la fraternité, la tolérance et la paix.  

Paul De Marco

Copyright © La Commune Inc, 14 août 2023

Notes

 1) Les contemporains de la Révolution française et des révolutions subséquentes l’on toujours su. Un exemple emblématique nous est donné par le roman Spiridion de George Sand dans lequel elle annonce l’accomplissement du devenir joachimite et son renouvèlement moderne républicain. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Spiridion ) Joachim voulait renouveler la narration biblique en lui réinsufflant un esprit égalitaire pythagoricien-christique, mais il soutien que sa méthode s’applique universellement, ce qui est une évidence une fois compris le fait que le devenir trinitaire n’est que le syllogisme du devenir historique. C’est la Dialectique d’ensemble du matérialisme historique dans laquelle le Sujet conscient, individuel et collectif – les classes sociales – unit dans son « identité contradictoire » la Dialectique de la Nature, domaine des distincts et la Dialectique de l’Histoire, domaine des opposés.

La régression agressive de l’Eglise poussa à l’abandon et au rejet de la narration biblique en faveur de l’histoire universelle en renouvelant ainsi les images et leur enseignement hors de la doxa réactionnaire, exclusiviste et inquisitoriale dominée par la hiérarchie ecclésiale. C’est ce que fit Machiavelli en tissant sa compréhension sociologique objective de la société à la lueur des enseignement tirés de l’histoire romaine selon Tite-Live et quelques autres (ses Discours, notamment ). Et c’est ce que fit magistralement après lui Giambattista Vico dans sa Scienza Nuova qui pose les bases scientifiques de l’étude de l’Histoire et des Sciences sociales, bases qui ne peuvent pas être ramenées aux méthodologies des sciences dites dures plus statiques. Si Dieu crée la Nature et peut donc la connaître, les hommes approchant cette connaissance empiriquement, les Hommes font eux-mêmes leur Histoire et peuvent donc la connaître, dit le grand napolitain. Verum, factum. Paul Lafargue a montré comment Marx s’inspira très fortement de la conception de la lutte des classes systématiquement mis en scène par Vico – et avant lui d’un point de vue pré-sociologique par Machiavel. Cependant Marx informe et renouvèle la méthode en remplaçant le fondement de la méthode d’investigation vichienne, la philologie, par la science de l’économie politique – la loi de la valeur de la force de travail –  et du matérialisme historique qu’il établit. Au final, je démontre ici, que la méthode du matérialisme historique fut devancée par Joachim alors que les conflits sociaux – les Sceaux de l’Apocalypse réinterprétés par lui – sont analysés selon ses concordances. Outre les romanciers, les philosophes et les historiens de métier connaissaient parfaitement Vico et son devancier Joachim. Ceci n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui. Nous citerons uniquement ici deux exemples : Ernest Renan (voir : « JOACHIM DE FLORE et  L’ÉVANGILE ÉTERNEL », https://fr.wikisource.org/wiki/Joachim_de_Flore_et_l%E2%80%99%C3%89vangile_%C3%A9ternel et Jules Michelet (voir « La conception de l’histoire de J.-B. Vico et son interprétation par Michelet » Maria Donzelli, https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1981_num_246_1_4272 ). Marx ne s’y trompa pas, pas plus que sur Alexandre Dumas père, un des Pères de l’unité italienne, qui lui-aussi œuvrait pour un devenir humain égalitaire et solidaire. Mon exposition du matérialisme historique se trouve dans mon Introduction méthodologique, librement accessible dans la section Livres-Books de mon vieux site expérimental www.la-commune-paraclet.com . J’ai déploré que le grand marxiste Louis Althusser ait attribué sans nuances à Montesquieu la découverte du « nouveau continent », l’Histoire, sans mentionner ni Vico, ni Lafargue. Montesquieu, de passage à Venise, avait acquis un exemplaire de la Scienza nuova et d’autres écrits juridiques fondamentaux de Vico, le vrai théoricien moderne de la Loi naturelle, « il diritto delle genti » inspiré par Joachim.. (Voir: « Althusser, or why compromising compromises should be rejected », February 11, 2015, dans https://www.la-commune-paraclet.com/Download/ )

On remarquera, et c’est une constante de l’Histoire occidentale, que le devenir de l’émancipation humaine accélère chaque fois que les intellectuels redécouvrent la science antique. Ce fut le cas de Joachim à la Cour arabo-normande de Palerme. Ceci explique ses critiques contre Sibelius, Arien, Pierre Lombard, la conception du Filioque par les Grecs et l’exclusivisme juif. En ce qui concerne Valdo, riche marchand lyonnais qui s’était fait traduire l’Ancien Testament, il prend note du désarroi que sa tentative de retour au texte de l’Ancien Testament, ainsi que celles de ses disciples et fidèles, représente, mais il n’insiste pas puisque l’impact sur la conception « trinitaire » n’est pas directement en jeu. En effet, Joachim voulait réconcilier œcuméniquement les peuples dans la conception scientifique du devenir de leur émancipation commune. Ceci reste vrai pour l’Ethique, nécessairement laïque, comme le démontre ce véritable monument en moins de 100 pages qu’est « Les fondements de la métaphysique des mœurs » d’Immanuel Kant. Voir aussi mes articles : « Laïcité ou respect absolu de l’Autre », dans https://www.la-commune-paraclet.com/fascismFrame1Source1.htm#racisme et « Préambule et laïcité » et « Que sont le racisme et l’anti-sémitisme » (idem)

2 ) En ce qui concerne le christianisme d’origine ou celui repris en main par l’Apôtre universaliste Paul, il semble clair qu’il s’agit d’une typique narration socratique visant à proposer « un mentir vrai » capable de mener les peuples dans le bon chemin en attendant que la conscience et la science soient plus généralisées. Pour en être convaincu, il suffit de se reporter aux Nombres « sacrés » pythagoriciens, aux textes de Platon, dont le Banquet, le Timée, les Lois, et bien entendu la République offrant en conclusion le Mythe de Er Pamphyle qui est plus proche des pythagoriciens d’origine sur la transmigration de l’âme que l’idée de résurrection finalement empruntée aux Egyptiens et à Horus. On sait que pour les Sumériens – les galettes comptées de Gilgamesh, après son voyage pour découvrir les secrets de l’éternité, qui énuméraient les jours lui restant à vivre, etc. – et pour les Hébreux, il n’y a pas de résurrection de l’âme, la justice dépend dès lors de l’Autorité, du rapport de force immédiat, de la Loi enfin, exclusiviste de surcroît pour ces derniers, c«,est-à-dire des grands prêtres et des Juges. Arrive pourtant un moment où la narration doit être reprise en main de nouveau, les connaissances permettant d’annoncer l’avènement de l’Esprit Saint illuminant tous de la même façon pour autant que la propriété collective, la liberté et la fraternité ou amour assurent les conditions matérielles de la transition vers Troisième Âge et l’épanouissement individuel et collectif qu’il promet, ce qui signera la fin de l’aliénation et le « recouvrement de l’Homme par lui-même » ainsi que le résumera Karl Marx par la suite. La fin du monde de l’exploitation de l’Homme par l’Homme et non pas la « fin du monde ».

Pour les Nombres pythagoriciens qui constituent la trame du Psaltérion à dix cordes – 1, 3,5,7,12,15, en particulier : voir : « Notes sur Joachim de Flore pythagoricien, présentées à la conférence organisée par l’association culturelle Gunesh », le 27 août 2016, dans http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/ . Bien entendu le pentagramme offre 5 angles extérieurs. Entre autres choses, 72 x 5 =360 et en considérant 72 ans pour 1 degré d’arc : 360 x 72 = 25 920, la Grande Année cherchée par Platon ou la Précession des Equinoxes.   

Dans l’esprit des concordances établies au sein de l’espace chrétien, Socrate n’est pas cité mais le sens donné à sa mort permet de relier la tentative d’empoisonnement de Benoît, le précurseur des moines dignes du 3 Âge, avec la signification de la mort du Christ. Joachim écrit dans son Sur la Vie et la Règle de Saint Benoît: « Alors ils mélangeaient avec le vin le poison de leur propre convoitise, ils essayaient d’anéantir en esprit ceux qui étaient amoureux de la sincérité, tout comme les Juifs, qui avaient cru au Christ, obligeaient autrefois les apôtres, qui avaient été leurs maîtres, à observer les commandements de la Loi. » (p 87) Pour préciser plus loin, selon la métaphore du corbeau – le Christ en tant qu’homme charnel – et la colombe – l’Esprit : « Le corbeau, comme on le croit généralement, désigne le Christ, tout comme la colombe désigne l’Esprit Saint. Cette même personne a été dénigrée pour nous, acceptant toutefois la ressemblance de la chair du péché, afin que, dans l’Esprit Saint, elle puisse apporter à son église la beauté de la colombe. Le rôle de ce grand professeur, qui a enseigné à tout le monde et offert des exemples d’humilité fut tenu par Moïse dans le premier Âge , par Paul dans le second, alors que la question de savoir qui le tiendra dans le troisième n’est pas encore connu de tous. »  ( Idem, p 91) Pour qui aurait des doutes sur le fondement pythagoricien-socratique voici la précision de Joachim qui ne laisse aucun doute possible : « Aussi, le Christ ne but pas le calice de la mort pour enseigner que l’on doit aimer la mort, il souffrit au contraire pour nous comme un médecin pour les malades, il prit sur lui nos infirmités pour nous débarrasser de notre iniquité » (La Concorde, p 200)

En ce qui concerne les « métaux » de la Cité socratique décrite dans la République de Platon, la métaphore de l’Or, l’Argent et le Fer – parfois aussi avec le bronze et l’argile – revient constamment dans l’œuvre de l’Abbé calabrais mais toujours pour illustrer la théorie de la concordance et de la transcendance des Figures individuelles ou collectives pour culminer dans l’« âge d’or » – expression qu’il n’utilise pas – de l’émancipation humaine dans le 3ème Âge. Voici une citation clé tirée du Psaltérion : « Les paroles du Seigneur sont des paroles pures, de l’argent éprouvé par le feu, mais aussi du bronze, qui symbolise l’activité manuelle pour la subsistance des nécessiteux. Avec cette activité, les corps sont nourris: avec l’enseignement, qui est symbolisé par l’argent, l’esprit de ceux qui sont enfants dans le Christ est rafraîchi: les deux activités concernent l’amour du prochain, parce que l’homme est composé de deux substances qui ont besoin des deux activités.  Le troisième, qui est symbolisé par l’or, concerne l’amour de Dieu, qui est le plus grand et le premier commandement. » (p 93-94)

Joachim relie ces trois états à trois intelligences principales, la topologique pour la foi, la contemplative pour l’espérance, et l’anagogique, la plus haute, pour l’amour. (idem, p 129) D’où les attaques à l’Eglise et aux moines mondains qui closent La Concorde, l’or devenant du « plomb noircit » (p 284) Ces tenants de la Nouvelle Babylone ne cherchent pas le bien de la Communauté mais le leur propre, ils désirent « dominer la plèbe » (p 285)

3 ) Tout le monde sait que Campanella, né à Stilo en Calabre, fut influencé par Joachim mais dans une perspective moderne issue des travaux de Galileo, de G. Bruno – qu’il fut seul à défendre courageusement du fond de sa prison -, ainsi que des travaux des auteurs arabes tant scientifiques que mystiques. Sa Città del sole, qui repose sur les nouvelles connaissances héliocentriques insinuant un ordre cosmique plus parfait, est fortement inspiré par les connaissances des penseurs arabes ainsi que par « the City of Adocentyn in the Picatrix, an Arabic grimoire of astrological magic. » (voir https://en.wikipedia.org/wiki/The_City_of_the_Sun ) . Campanella, ancien élève des Dominicains, se réfugia finalement en France avec l’appui de Richelieu. Louis XIV et ses conseillers tirèrent du système de Campanella une hiérarchie particulière, celle de la Monarchie absolue et des membres de sa Cour gravitant autour du Roi Soleil, censé représenter la dispensation de la justice également pour tous ses sujets. L’ordre présumé de la mécanique céleste étant censé légitimer l’ordre terrestre selon la bonne vielle méthode faisant correspondre ce qui est en haut et ce qui est en bas. Les marxistes, dont les althussériens et Perry Anderson, analysèrent ce développement de la mise en place de la Monarchie Absolue comme processus d’émergence de la bourgeoisie damnant le pion à la féodalité, encore dominante, mais soumise à la Couronne. L’unité du royaume par la Monarchie Absolue constitua d’ailleurs le premier chaînon de la mise en place de la Formation sociale nationale qui s’affirmera ensuite avec la dominance du Mode de production capitaliste.  

Dernièrement, Amedeo Fera dans son essai « Tommaso Campanella e Gioacchino da Fiore: due utopie a confronto. » dans https://www.academia.edu/6602375/Campanella_e_Gioacchino_da_Fiore_la_societa_ideale_come_comunita_monastica note plusieurs correspondances entre les deux grands calabrais, bien que le schéma général soit concentrique chez Campanella. Parmi celles-ci, on compte bien entendu les 3 Âges de l’Humanité et les différentes formes d’intelligence. Concernant la nouvelle organisation sociale désirée, il ajoute :

« C’est peut-être de cette approche que découle l’idée fondamentale de l’organisation sociale de la Cité du Soleil : une subdivision du travail qui permet, d’une part, à chaque citoyen d’effectuer les tâches qui lui sont les plus agréables (ou plutôt naturelles) et, d’autre part, la participation de chaque citoyen à tous les types de travail, subdivisés selon les catégories représentées par les trois principes collatéraux (Pon, Sin et Mor) qui encadrent les activités. Il ressort de cette subdivision du travail que chacun est engagé dans une activité, de sorte que “partendosi l’offizi a tutti e le arti e fatiche, non tocca fatigar quattro ore il giorno per uno” (partageant l’offre à tous et les arts et loisirs, un seul ne sera pas tenu de travailler plus de quatre heures par jour). Une fois de plus, il semble que Campanella se soit inspiré des conceptions théologiques et des interprétations scripturales de l’abbé calabrais pour élaborer sa propre vision de la société parfaite ».

4 ) Voir mon essai sur Joachim pythagoricien dans : http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/  

5 ) Idem Note 4 ci-dessus. Tous les grands logiciens se reconnaissent aisément en ce qu’ils savent réfléchir en distinguant les catégories distinctes et les catégories opposées pour appréhender la réalité dans son devenir sans confondre modèle et réalité, sans confondre les vrais paradoxes et les faux. Ce qui les distinguent des logiciens conformistes – ou scholastiques – et de leurs souvent factices et statiques oppositions aristotéliciennes. Pour une discussion détaillée, je renvoie à mon Introduction méthodologique dans la section Livres-Books de mon vieux site expérimental www.la-commune-paraclet.com  . Voici comment s’exprime Joachim : « Moi, dit le Fils, je procède et suis venu du Père. Et la différence entre les deux est l suivante : quiconque naît, procède, mais l’inverse n’est pas vrai. » (Psaltérion, p 114) Dans mon Introduction méthodologique, après avoir souligné la différence entre distincts et opposés, en présentant la Dialectique de la Nature, je disais également : l’Homme est produit par la Nature, mais l’inverse n’est pas vrai. On a vu dans cet présent essai que, pour Joachim, le Père renvoie à la Nature qui précède la société et la conscience.      

6 ) voir mon Introduction méthodologique dans la section Livres-Books de mon vieux site expérimental www.la-commune-paraclet.com   

7 ) Sur Arien et Sibelius, voici : «« Sabelius voulait exposer cette problématique mais sa barque s’est échouée sur les écueils. Et Arien, en cherchant à éviter ce danger, finit dans la boue profonde. En fait Sabelius dit que Dieu est une seule personne, mais que par son vouloir il est maintenant le Père, maintenant le Fils, maintenant l’Esprit Saint. Arien, en désapprouvant ceci, dit que se son trois personnes, mais distinctes – et c’est un blasphème que de le prétendre – dans leur essence et leur majesté. » (Psaltérion, p 11) Quant aux Grecs le Père engendre seul tant le Fils que l’Esprit Saint, supprimant ainsi le devenir syllogistique trinitaire.» . Voir exposé de l’argument logique contre Pierre Lombard dans http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/  

8 ) Voir mon commentaire au Tableau XII du Liber figurarum dans http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/  

9 ) On composition of Images, Signs and Ideas, 1991, de Giordano Bruno, voir  https://www.la-commune-paraclet.com/ItaliaFrame1Source1.htm#vinci

10 ) « Winstanley s’inspirait fréquemment de l’expérience locale pour illustrer les manquements de la noblesse à l’égard des pauvres, comme lorsqu’il se plaignait de leur exploitation des terres communales et les accusait d’intervenir chaque fois que les pauvres “coupaient du bois, de la bruyère, du gazon ou des fours, dans des endroits de la Commune où ils n’avaient pas le droit de le faire”. Ses expériences à Cobham ont également dû constituer la base de l’analyse très subtile des relations sociales rurales contemporaines qu’il présente dans ses écrits sur les Diggers – une analyse qui différencie les pauvres non seulement de la gentry mais aussi des “riches Freeholders”, ces yeomen prospères qui s’associent à la gentry pour tirer “le plus grand profit des Commons, en les surchargeant de moutons et de bétail”, tandis que les pauvres se retrouvent avec la plus petite part. » (John Gurney, 2013, p 21)

On sait que l’historien anglais anti-althussérien EP Thompson, le même qui prétendait faire de William Blake le « dernier de Muggletonians », le même qui sous couvert de marxologisme académique bien ancré dans la « polite culture » – Tradition burkéenne – fait la chasse à tout ce qui peut ressembler à du jacobinisme ou pire encore à du bolchévisme, a développé une conception « culturelle » de la « sécularité » anglaise. En l’occurrence ici, il rappelait que les Blacks – paysans – anglais avaient au moins le droit hérité de la Magna Carta et de la Common Law, d’être jugés avant d’être pendus pour des petits vols en particulier sur les terres domaniales. Barrington Moore montra comment la Révolution et la Restauration anglaise avait fait plus de morts que la Révolution française ou bolchévique. De même pour les Blacks, ou paysans. En fait, sans sans rendre compte, cet anti-althussérien flanqué pour ce travail de sape idéologique-théorique par Ralph Milliband et autres comme le démontre le coup contre New Left Review, illustra le cynique et sanglant caractère de classe de la justice bourgeoise, un sujet que les marxistes authentiques ont quelque peu négligé. (Voir mon Pour Marx, contre le nihilisme, 2002, dans la Section Livres-Books de mon vieux site expérimental www.la-commune-paraclet.com

Pour l’importance des biens publics produits et offerts par les entreprises publiques encadrées par la planification et le crédit public voir le chapitre « Biens publics : sauvons ce qui peut encore être sauvé » dans Tous ensemble – idem. Ce chapitre fut écrit alors qu’Enron faisait faillite et que le Fraser Institute y allait de sa cynique et démagogique proposition baptisée par moi « modèle british-colombien » : puisque le capital spéculatif court-termiste ne peut financer les infrastructures qui exigent des investissements longs, l’Etat doit prendre en charge ces projets puis une fois achevés les transmettre au privé pour un dollar symbolique afin d’assurer aux clients – non aux usagers – le « juste prix du marché ». Non en sommes à ce degré de déliquescence académique et éthico-politique. Et cela continu de plus belle, avec toute la chutzpah de rigueur en pareilles matières. 

Ceci mérite d’être souligné dans le contexte post-reaganien et climatologique des « biens communs » utilisés en réalité pour protéger les oligopoles privés tout en garantissant leurs profits par toutes sortes d’aides, de bourses pour les certificats carbone  et autres green bonds spéculatifs. Penser global, mais agissez local, en privatisant et sans remettre en cause la concurrence imparfaite de Tirole et Cie selon laquelle les Etats souverains doivent céder la place à la « gouvernance globale privée » les oligopoles transnationales se chargeant eux-mêmes de consulter par cookies et autres leurs clients pour tenir compte au mieux de leur préoccupations, sans nuire à leurs profits. Bien entendu, tous ne sont pas clients, et tant pis pour eux ; en outre, les « clients » qui ne sont plus des « usagers » de services publics reçus comme droits citoyens garantis par la Constitution mais des « clients » ne sont dignes d’intérêts que s’ils sont solvables …      

11) Sur Paolo Cinanni voir : « Cinanni, Paolo: un comunista esemplare calabrese », 17 luglio 2017, dans  http://rivincitasociale.altervista.org/cinanni-paolo-un-comunista-esemplare-calabrese-17-luglio-2017/  Pour les « usi civici » très particuliers en Sila, les luttes des paysans dont nous faisons état dans le texte et les problèmes de la migration de masse d’après-guerre, voir P. Cinanni, Lottes per la terra e comunisti in Calabria 1943/1953 e Emigrazione e unità operaia : un problema rivoluzionario. Il me reste encore à mettre à jour mon texte sur le grand communiste calabrais en incorporant ces deux livres fondamentaux. On verra aussi :  Recensione argomentata del libro di Pino Fabiano « Contadini rivoluzionari del sud: la figura di Rosario Migale nella storia dell’antagonismo politico, Città del Sole Edizioni, marzo 2011, dans http://rivincitasociale.altervista.org/recensione-argomentata-del-libro-pino-fabiano-contadini-rivoluzionari-del-sud-la-figura-rosario-migale-nella-storia-dellantagonismo-politico-citta-del-sole-edizioni-marzo-2011/ 

12 ) Voir « Disoccupazione di massa come orizonte del capitalismo moderno », dans http://rivincitasociale.altervista.org/disoccupazione-di-massa-come-orizonte-del-capitalismo-moderno/ 

13 ) Concernant la Précession des Equinoxes, le Pentagramme pythagoricien – et la Grande Année de Platon déjà dans la République puis dans les Lois etc. – ne laissent aucun doute. (72 x 5 = 360 puis 1 degré d’arc tous les 72 années, 72 x 360 = 25 920 années.) Dans la Cena de le ceneri Giordano Bruno met la contribution de Copernic en perspective en rappelant que Filolao, contemporain et disciple de Pythagore jamais oublié en Calabre et dans le Sud de l’Italie, enseignait déjà que la Terre tournait autour du Soleil et que le Soleil n’était pas le centre de la galaxie. Dans son dernier grand ouvrage On composition G. Bruno applique la théorie joachimite des concordances mais de manière scientifiquement orientées vers l’astronomie et son histoire. En ce qui concerne Galileo, il ajoutait que des télescopes plus puissants révèleraient bien d’autres objets célestes n’excluant pas la vie, quoique probablement sous d’autres formes.  Cependant en réfléchissant bien, il me semble que les avancées astronomiques des Anciens depuis les débuts de l’Humanité pensante et au moins depuis le Néolithique et ses mégastructures, qui furent construites pour résister à l’usure du temps afin de pouvoir vérifier des hypothèses astronomiques de très longues durées, commencent avec l’organisation du Ciel étoilé et de son mouvement par rapport à la Voie lactée – Ouroboros, le cercle du temps ou serpent qui se mange la queue -, et ses nombreuses constellations. Le Zodiac, c’est-à-dire les quelques – 12 au final – constellations traversées par le mouvement apparent du Soleil, est plus tardif et présente une organisation du Ciel et du Temps qui suppose le passage du calendrier lunaire au calendrier solaire.  On ne s’en rend pas compte aujourd’hui car la pollution atmosphérique, lumineuse comprise, occulte la splendeur de la Voie lactée dans le ciel étoilé par nuit sans nuage. La Sila, où Joachim construit sa première abbaye à Jure Vetere, permet encore aujourd’hui d’admirer le spectacle en s’éloignant un peu de la ville de San Giovanni in Fiore. On remarque que l’Histoire antique, dont les narrations du Vieux et Nouveau testaments, nous raconte avec une certaine précision le passage de trois constellations, Taureau, Bélier et Poisson, chaque passage étant associé à un effort civilisationnel général. Il n’est pas exclu, au contraire, que nos Anciens n’aient devancé le Néolithique et préparé ses hypothèses et ses efforts de vérifications. Par exemple à Gobekli Tepe. Ainsi, tout le littoral atlantique est couvert de mégalithes – donc à plusieurs latitudes – alors que nous savons que les Druides communiquaient avec les Egyptiens et que Pythagore lui-même fut instruit en Egypte – probablement à Héliopolis, la ville archive des pharaons et de leurs prédécesseurs – et dans l’Indus etc. Or, logiquement, lorsque vous avez documenté 3 passages zodiacaux, il vous est possible de reconstruire théoriquement en arrière et en avant. Les Mayas, les Incas et Aztèques firent de même. Mais comment vérifier sinon en construisant très solide dans un alignement précis. Ainsi on peut émettre l’hypothèse que les monuments néolithiques entourés de leur fossé-océan – la Voie lactée – et alignés également sur le solstice d’hiver furent construits pour ce genre de double vérification. La Grande pyramide alignée sur Orion permettait également de pointer vers Sirius, l’étoile phare des Egyptiens qui leur permettait de prédire les inondations du Nil. Le Ciel était le grand spectacle de nos ancêtres et ils en comprirent vite la relation avec les cycles de la Nature végétale, animale et maritime.

Aujourd’hui dans l’indifférence générale, la pointe de la flèche du Sagittaire pointe vers la Bouche de l’Ouroboros, un spectacle qui dure un millier d’années tous les 25 920 ans plus ou moins. Je crois que de là vient la référence aux « mille ans » que l’on retrouve souvent dans la mythologie ancienne, y compris dans celle d’Hercule et d’Atlas. Mais il faut vérifier.   

14) Sur le patronyme « Fiore » voir http://rivincitasociale.altervista.org/notes-sur-joachim-de-flore-pythagoricien-presentees-la-conference-organisee-par-lassociation-culturelle-gunesh-le-27-aout-2016/ 

15 ) Ironie de l’histoire la remarque vient de l’auteur démocrate-chrétien san giovannesse Salvatore Meluso. Il développa une obsession pour l’histoire des Frères Bandiera dont son ancêtre, calabrais de San Giovanni in Fiore, fut le guide de leur expédition patriotique et un des deux membres qui la trahirent, l’autre étant un corse, Boccheciampe. Nous sommes confrontés ici à un drame personnel déconcertant, Salvatore Meluso étant d’abord convaincu que son ancêtre avait fait partie, en compagnie des Bandiera, à l’avant-garde des combattants qui firent l’unité italienne. Il était pour lui le « visage du courage ». Or, tous les textes démontrent sans l’hombre d’un doute que, depuis son infiltration du groupe expéditionnaire avant son départ de Corfou le 13 juin 1844vers la Calabre pour débarquer près de l’embouchure du Neto le 16juin, il avait été pris en charge par les consulats de l’Île et par la police. Il avait eu et conservera l’appui du prince de Cerenzia qui lui permettra de se rendre sans danger après sa fuite, suite à la capture sanglante des Bandiera, dont il était le « guide », au Col de la Stragola sur le Mont Gimmella, San Giovanni in Fiore, le 19 juin 1844. Il s’était d’ailleurs réfugié à Corfou après nombre de délits de brigandage crapuleux incluant mort d’homme avec l’appui des notables pro-bourbons, de leur police et milice. Il fut finalement tué le 2 avril 1848 après avoir infiltré les manifestations paysannes jusque-là pacifiques à San Giovanni in Fiore pour les inciter à passer aux actes, permettant ainsi la répression ouverte de la police. Il y alla armé et tout en criant « Vive la république », ce qui était clairement une provocation dans le contexte politique d’alors, il tira un coup de feu vers la police qui l’avait à l’œil depuis quelque temps et qui riposta et le tua. Ceci ressemble fort à l’énième action d’un provocateur, armé de surcroît, cherchant à provoquer un bain de sang parmi les paysans pour décourager le mouvement de revendication pour les terres usurpées du domaine de Fiore. De manière assez déconcertante et tragique à la fois puisque l’auteur, bon calabrais de parodie et démo-chrétien de surcroît, ne semble pas comprendre que les fautes des ancêtres n’entachent pas leurs survivants, la culpabilité étant personnelle. Après avoir compris que son ancêtre était un des pires brigands et malfrats du pays, qui en comptait beaucoup après la sanglante jacquerie vendéenne organisée par le cardinal Ruffo, des criminels sanguinaires au service de la police et des notables pro-Bourbons les plus réactionnaires du pays, il passera son temps à réécrire l’histoire de l’expédition en niant sans vergogne ce que les documents établissent sans recours. Ainsi, en matière de contrôle du territoire, plus ca change … Pour ne citer qu’un exemple, il se mit à tordre besogneusement le cou des documents les plus parlants, dont ceux des consulats de Corfou, qui non seulement confirment son infiltration du groupe de Patriotes, mais également le fait que les autorités liées aux Bourbons et à leurs polices avaient été dûment prévenues du débarquement et de la présence de Meluso parmi le groupe de patriotes !!! En outre, il tente de nier toute velléité de soulèvement populaire en Calabre, les Patriotes étant ainsi des écervelés violents, alors que le groupe des Frères Bandiera avaient finalement choisi le débarquement en Calabre du fait du soulèvement en mars 1844 de plusieurs dizaines de patriotes de Cosenza et des villages limitrophes. Malheureusement, ces Patriotes avaient été arrêtés peu de temps avant le débarquement des Bandiera qui ignoraient ce fait et qui avaient choisi de passer par San Giovanni in Fiore en route pour Cosenza afin d’effectuer leur jonction. Les mentalités évoluent lentement à San Giovanni in Fiore, lieu d’abus permanents contre les personnes, les domiciles, les biens et l’opposition démocratique « civile, pacifique et constructive », depuis la mort de Joachim, ce qui ne peut guère lui être imputé puisqu’il avait choisi Jure Vetere qu’il avait placé sous les auspices de Jean Evangéliste ! Pourtant, pour ceux qui savent lire objectivement et entre les lignes, ses livres restent des ouvrages précieux pour comprendre l’Histoire de notre ville et de « La Sila e la sua gente »

Pour les abus contre les personnes et les domiciles à part la chronique quotidienne, voir la complicité institutionnelle mur-à-mur de type policière-mafieuse ici :  http://rivincitasociale.altervista.org/category/totalitarismo-italiano/

Pour les abus contre les  groupes de citoyens démocratiques  « civils, pacifiques et constructifs », voir http://rivincitasociale.altervista.org/category/comitato-cittadino-per-il-lavoro-dignitoso/

Pour la trahison du message de Joachim, voir : « Appunti su Gioacchino da Fiore e San Giovanni in Fiore: Il messaggio, la sua difesa e la sua falsificazione.» dans https://www.la-commune-paraclet.com/ItaliaFrame1Source1.htm#ITALIA

On comprend mieux pourquoi le pays court à marche forcée vers sa ruine socio-économique et éthico-politique.

Illustrations.

Photo des ruines de Jure Vetere de mars 2014 – aujourd’hui encore plus délabrées.

l’Arbre des 3 Âges (p 101)

Les 3 Cercles avec les 3 cercles internes (p 131)

, La chaussée de marbre (p 157)

Les 4 éléments.

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